Le Fleuve dans le ventre

Fiston Mwanza Mujila

Solitude 44
 
Qu’ils psalmodient le Brahmapoutre, qu’ils exhibent le Yang-Tsé-Kiang, qu’ils encensent le Zambèze, qu’ils affichent l’Euphrate, qu’ils pérorent la Meuse, qu'ils chantent le Guadalquivir, qu’ils élisent le Mississippi et ses gendres, à savoir l'Arkansas, le Missouri et l'Ohio, je brandirai le Congo, le seul fleuve qui déconcentre, le seul fleuve qui simule la tuberculose, le seul fleuve qui danse le tango, la salsa, le boléro, le flamenco et le cha-cha-cha, le seul fleuve qui vous rechigne, le seul fleuve qui broute de la viande, le seul fleuve qui se suicide dans l'océan, jambes jointes, bras croisés. . . Je donne ma main à couper, mon cou à trancher et mon corps à castrer s'il s'avère que je fais usage de faux. Déjà, je suis castré et minable tel le Limpopo à ses heures perdues. En tout état de cause, que craindrai-je? La masturbation forcée, l’épreuve du kiambi ou l'assassinat déguisé en noyade dans les eaux de ce même fleuve?




 
Solitude 86
 
Le fleuve Congo n’a rien à envier aux autres fleuves.
Il possède leur bave, leur érection et leur virulence à vous foutre la trouille. Tout compte fait, il n’a même pas besoin d’allocations familiales ni d’un quelconque visa pour être un fleuve. Il a été un fleuve.
Il est un fleuve. Et restera un fleuve. Un fleuve sans nationalité.
Un fleuve libre. Un fleuve indépendant. Un fleuve majuscule.
Un fleuve fleuve !




 
Solitude 41
 
Je ne suis pas le premier à quitter le continent
mon exil ne sera pas l'exil d'une race
et même si je crève ce matin à Minsk
ou en début d'après-midi à Vladivostok
je n'aurai droit ni à une ville morte, ni à un deuil national
je ne vois que seule ma mère languir-se-larmoyer
et quelques amis se chagriner l'estomac. . .
le fleuve Congo continuera ses virées nocturnes
dans l'Uele et le Bas-Zaïre
les usines de cuivre tourneront dans le Katanga
les adultes et enfants-soldats en mal de sexe
ivres de sang et autres fellations vaqueront
à leurs moutons entre Buta et Isiro
et les trains marchandises partiront de Musumba à Ngandajika
en passant par Ilebo, Kasangulu, Lwambo, Lodja et Kamituga


 


Solitude 19
 
Au nom d’une certaine paix, après nous avoir confisqué les deux Kivu, après nous arraché le diamant, le cuivre, le cobalt, le coltan, et l’uranium, après avoir brûlé nos terres, après avoir rasé les écoles et les hôpitaux, après avoir coupé l’électricité, après avoir violé nos grands-mères et réduit en esclavage sexuel nos mères, après avoir castré nos pères et condamné aux travaux forcés nos oncles, après avoir saboté le barrage Inga, après avoir profané nos cimetières et après nous avoir interdit de pleurer nos morts, arriveront-ils à transporter le fleuve Congo et à s’en servir comme eau de chambre ? Ce n’est pas une question. Ça peut ou ne pas être un secret de polichinelle, le fleuve noiera quiconque touchera à un de ses cheveux. . .




 
Solitude 18
 
Comment continuer à cuisiner mon thé chaque matin, comment continuer à traîner mon corps dans les soirées arrosées, comment continuer à fumer calmement mes cigarettes et siroter mon vin rouge quand dans mon dos, loin, dans certains coins de mon pays les fusils récitent leur bêtise, la même bêtise ? J’ai honte de manger et de boire à satiété. J’évite même de me rassasier pour me sentir moins coupable. La preuve, depuis six ans, je prends mon repas debout, en signe de solidarité avec ces mères de famille qui dînent un pied dans la maison, un pied dehors afin de disparaître dans la nature au moindre pet de fusil. . .




 
Solitude 23
 
Mon premier rêve était de faire carrière comme saxophoniste. Mon dernier rêve, devenir un fleuve, le Congo ou le Niger, qu'importe!, et passer calmement mes journées loin de ces guerres que vous exportez et de ces famines qui font de vous de Pères Noël intemporels et autres bons samaritains. Le théâtre dans tout ça: vous offrez avec la main gauche et vous arrachez avec la main droite. Le théâtre dans tout ça: vous donnez avec les deux mains – galeuses d'ailleurs! –, puis vous courez raconter vos inepties de sauveurs de l'humanité et autres somnambules de Pères Noël envoyés expressément sur terre pour nous aider avec du riz, du savon, du sel, de l'huile de palme, de la farine de manioc, des capotes et du jus de djudju. Le théâtre dans tout ça: vous maintenez l'absurde et ce théâtre de l'absurde !




 
Solitude 60
 
(pour tous les Congolais tués dans Kin-la-jungle
et jetés dans le fleuve)
 
est-ce de ma faute si le fleuve
crache à Brazza
les corps qu'on y jette de nuit
à partir de Kin
dans l'espoir de tuer la trace. . .
 
leur passe-temps favori
massacrer et larguer
sens dessus-dessous
les cadavres et les cadavres
dans les bras du fleuve
 
Dieu seul sait
combien des nôtres
le fleuve mange
puis avorte
à Brazza et aux îles-de-Mbamu
depuis l'avènement de l'imposture
 
à la longue
nous rendre des comptes
il devra le fleuve
apprendre une nouvelle langue
épeler les noms de tous les cadavres
d’Anita Amundala à Floribert Chebeya
en passant par Fidèle Basana
 
son silence complice
me névrose. . .
c'est comme si j'avais
le mbanzu entre les jambes




 
Solitude 47
 
Ce n'est pas du sang mais plutôt le fleuve Congo
qui dégringole dans mes veines . . .
Si vous niez, si vous doutez, si vous rechignez, prenez alors un outil tranchant (un couteau à viande ou une baïonnette) et frappez-moi et ouvrez-moi le corps et écorchez-moi la peau, du ventre au ventre, de la tête aux pieds. . .
vous verrez ce que vous verrez. . .
la jambe gauche du fleuve. . .
en lieu et place de mes tripes
Ne vous a-t-on pas dit que ma bouche pue le lac Munkamba, jadis infecté par bilharziose? Ne vous a-t-on pas dit que c'est le Nyiragongo qui bat à la place de mon cœur?
Ne vous a-t-on pas dit que c'est la forêt équatoriale qui me fait office de chevelure?
Ne vous a-t-on pas dit que mes larmes sont les laves du Nyamulagira et que mes rires correspondent aux bourrasques qui soufflent sur Mwene Ditu et Kanyama Kasese?
 


 

Solitude 102
 
qu’on me concède de dire
fleuve Congo, je ne boirai pas de ton eau
aussi longtemps que tu tairas le secret
aussi longtemps que tu n'iras pas
cracher à Brazza et à Mbamu
les corps de miens




 
Solitude 77
 
Le fleuve Congo n’entérinera pas de si tôt son troisième âge. Il demeure beau, flexible, rageur et provocant tel cette jeune fille à peine sevrée et seins grosses-tomates et cheveux-savanes-boisées et cuisses-saucissons et lèvres prononcées, plus que décidée à nous faire baver, nous foutre la logorrhée, le zonzing. . . Même Diego Cão (paix à son âme) savait que l’histoire de ce fleuve est une mer à boire, une mer à casser contre les vitres de certaines démences. . . L’histoire du fleuve, une blessure, aiguë et simultanée, une blessure sale, une espèce de vimba concassée. . .


For his excellent translation of Fiston Mwanza Mujila's work, J. Bret Maney is one of two runners-up of the 2019 Close Approximations Translation Contest in the Poetry category. Read judge Eugene Ostashevsky's citation and discover the other contest winners here.

Click here to read Fiston Mwanza Mujila’s poem “Kasala for Myself” translated by J. Bret Maney, from the Summer 2018 issue, and here to read “Roland Glasser on translating Fiston Mwanza Mujila's Tram 83”, from the Fall 2015 issue.

Click here to read Kate Prengel’s review of J. Bret Maney’s translation of Fiston Mwanza Mujila’s The River in the Belly from the Winter 2022 issue.