Le jour des corneilles

Jean-François Beauchemin

Artwork by Irina Karapetyan

Nous logions, père et moi, au plus épais de la forêt, dans une cabane de billes érigée ci-devant le grande hêtre. Père avait formé de ses mains cette résidence rustique et tous ses accompagnements. Rien n'y manquait: depuis l'eau de pluie amassée dans la barrique pour nos bouillades et mes plongements, jusqu'à l'âtre pour la rissole du cuissot et l’échauffage de nos membres aux rudes temps des frimasseries. Il y avait aussi nos paillasses, la table, une paire de taboureaux, et puis encore l'alambic de l'officine, où père s'affairait à extraire, des branchottes et fruits du genièvre avoisinant, une eau de vie costaude et grandement combustible. 
             
Pour nous repaître, nous prenions le poisson de l'étang ou boutions hors tanières et abris toutes bêtes nourricières: garennes, gélinots, chipmonques, casteurs, putois, ratons et chevrillards. Le reste de notre pâture se composait surtout du thé de dalibarde, d’oeufs des merles et de sarcelles, de marasmes, de racines et de baies, de souricelles assommées par nos soins et de rapaces doctement bombardés de pierrettes, ou percés de nos flèches. 
             
Père possédait toutes sciences. Notions et lumières siégeaient sous son casque. Il concevait que Terre est plate, qu’elle station au milieu des cieux et que les astres tournoient à l’entour tel le chien ancré au pieu. Que la déesse Lune assure le salut de toute chose vives: bestieuses, végéteuses et humaines. Que les maux de corps se soignent par saignées et autres secours modernes. Que le cauchemar engouffre la cervelle par les esgourdes. Père traduisez aussi les allées et venues de l’air: par simple grimpement aux arbres il étudiait au loin le progrès de la bourrasque ou du cyclone cheminant vers nous, et augurait ainsi de notre péril ou de notre quiétude. Boussoles et instruments paraissait tenir en son pied, aussi savait-il circuler sous arbres et sur sentes sans entraves ou déroutements. Il pénétrait le sens des astres et des étoiles, et détenait  le don de leur lecture. Aussi, par soirs, il m'arrivait, quand il lorgnait la voûte, de le questionner sur ma destinée. Telle était ma voix: “Père, que distingues-tu cette nuit de ce qu'il en sera de moi ?” Mais père n'était pas parleur.
             
Dès mon âge le plus vert, il m'avait instruit de tout: comment prendre le poisson, démêler la voix de la Bête, talonner le gibier, découper le bif, rissoler le cuissot, tailler en billettes l'arbre abattu, apprêter le crevard de mouffeton, sauter la russule et autres champagnes, recouvrer levant et ponant, circuler nocturnement, coudre l’accouture, étriper le chevrillard et même juguler la vipère qui se faufiler dans nos godillots laissés le soir sur le seuil.
                      
Malgré qu'il fût gorgé d'entendement et qu'il eût pu aisément susciter amples égards, père goûtait une existence coite et quasiment solitaire. J’étais, en fait, La seule humanité autorisée d'avoisinance en ses parages. Ainsi coulaient ses jours, distants de tout commerce avec les gens, bourgeois ou créature, qu’il qualifiait souventes fois de “racaille”, de “maurauds”, de “dendards”, de “faquins” et de “geux”. Détournant volontiers sa face de la foule, il rebroussait toujours à la forêt, qui lui fournissait bien suffisamment tous asiles, pâtures et combustibles nécessaires. Préférablement au discours, il élisait les criailleries des bêtes, les bruissements de la bise dans les branchottes, les craquements des arbres pourris ou tordus, et même le tonnement terrible du grain quand il crève.
 
Non, père n’était pas parleur. Sauf quand il palabrait avec ses gens, ainsi que je le narrerai à présent, Monsieur le juge, car s'il faut aujourd'hui tourner pour vous les pages de mon existence, il me faudra aussi, pas même occasion et pour mieux traduire mon récit, ouvrir le livre de la vie de père, si étroitement emmaillotée à la mienne. Cela afin de vous instruire meilleurement des circonstances où je fus conduit à achevé mon prochain, puis enseigné de vocabulaire et, enfin, méné ci-devant vous et les membres de ce tribuneau pour trancher mon cas.
 
 
          
*
           
Père était fort charnu. Pas tous horizons, on n'avait jamais vu bourgeois aussi musculeux. Mais ce qui me lasser le plus étonné était surtout la puissance et le nerf  séjournant en ses chairs. Pour exemple, je dépeindrai premièrement un ouvrage de plus curieux que père a accomplis une fois. Par jour de grandes gelures, je le vis se fabriquer mitaines de cette manière: fourrant le bras en une tanière, il grippa coup sur coup une paire de marmottes ventrues et enroupillées. Les assommant par la suite du marteau de son poing, il entreprit bientôt de les fendre, puis de les évider. Une fois ce videment accompli à l’aide de ses seules doigts, père se para les mains des dépouilles, et poursuivit son cours, les paumes bien au chaude maintenant.
            
Quant aux jambes de père, c’était équivalence de cuissots de rossinant par musclure aussi bien que par endurance à la course. Aussi, nul bourgeois ne pourchaissait la bête mieux que lui, ni ne s’esquivait avec plus d’allure lorsque le cyclone menaçait. Son pied aussi impressionnant par sa surdimension. Quand père avançait sur sente de son marcher appesanti, la fourmi tressauter, le chipmonque chutait de sa branchotte, la chenillette là-haut aussi se décrochait de son feuillage et, en leur trou, garennes, marmottes, ratons et belets recevaient plafond sur le casque. Bref, en toutes portions de sa personne père était important.
           
Mais ce corps, quoique baraqué, souffrait en sa partie la plus élevée et souventes fois la plus utile, le casque, d’un trouble étrange: lorsqu’il était entièrement éveillé et même affairé au besognes, père recevait parfois en rêvement la visite des gens qui lui faisaient la conversation, à laquelle il rétorquait avec des mots que je lui connaissait guère coutumièrement. Plus alarmants était les grognements, gesticulades et agitations de démoniaque accompagnant alors son parler. Mais le pire résidait ailleurs. En effet, les gens de père, quand ils s'emparaient de lui, le forçaient aux actes et missions les plus insensées. Père, comme sous l’empire de quelque magie désastreuse, formait dès lors l’ambition d’exaucer ses gens, ce qui le menait, Monsieur le juge, au-delà des limites raisonnables de l’agissement humain. Forcé à mon tour par père d’agir à ses côtés comme second, j’ai plus d’une fois risqué ma vie en ces équipées, comme vous le concevrez bientôt par mon histoire.
 
           

*
           
Ça lui était venu, la première fois, dans les heures où mère nous quitta. Ma naissance terminée, mère commença à mourir sur la paillasse, car je lui avais donné ample fil à retordre avant que d’aboutir ici-bas. Père, cependant, avait attendu à l’extérieur de la cabane que mère mette bas, profitant des bonnes heures du jour pour éviscérer un chevrillard achevé par haut matin. Tandis que, né, je hurlai, père entra, me saisit entre ses bras muscleux et me mena bien vite devant l’âtre crépitant. Mère, de son côté, nous quittait si silencieusement que père ne s’avisa de rien. Ce n’est que lorsqu’il me ramena sur paillasse enaccoutré de ma défroque nouvelle et qu’il se tourna finalement vers sa compagne qu’il nota: mère, qu’il adorait telle une pierrette rarissime, avait rendu l’âme.
           
Ce fut un moment terrible. Chaque bête ou insecte terré en la forêt eût assurément le cœur cassé en escoutant le pleur déversé par père devant la cabane, sans compter ses plaintes et hurlades, répandues bien au-delà du grand hêtre. «Pourquoi? Pourquoi?» criaillait-il, pleuroyant, son gros poing rossant une bille, son pied infligeant savates et coups divers aux arbres à l’entour. Mais ni bête, ni végétation, ni pierraille, ni la déesse Lune elle-même ne pouvaient trouver répons à cette question.

Ce même jour, tandis que le soleil finissait son déroulement en cieux, père, vaincu, vidangé de ses larmes, empoigna son herminette et commença d’usiner quelques planches. Il en forma une bière à dimension de mère puis, saisissant celle-ci une finale fois en ses bras, la déposa doucettement en cercueil. Enfin, portant sur échine mère emboîtée dans ce couche-mort, il chemina en forêt jusqu’au pied de la grande pruche, ainsi que j’en fus instruit bien après. Juste ci-dessous, de ses grosses mains, père approfondit un trou, qui accueillit bientôt mère en son repos durable. Par suite il rebroussa à la cabane, me trouvant bien établi sur paillasse et attendant sagement de prendre repas.
           
L’œil encore rougi, père se mit à la tâche de me repaître. Je le vis sortir un moment, puis rebrousser bientôt avec le cadavre d’un hérisson femelle, dont il tira un peu de lait. Ce fut ma première pitance sur le domaine de la Terre : le lait d’une bête morte, achevée par père. Ce fut par même occasion ma première encontre véritable avec la mort, véritable en ce que j’en fus pénétré, puis nourri. Toute ma vie, cela devait me rester inscrit au ventre : par là le trépas avait tracé sa sente en ma personne, comme mots se formant et s’alignant sur la page. Cependant j’avalai cette pâture avec enthousiasme, ne soupçonnant pas de suite ce qui me guettait ici-bas, tout ce dont je pâtirais, avant peu, auprès de père.

Cela n’allait plus traîner.
 
           

*
           
Après l’enfouir de mère et mon breuvement de lait, père, moulu par le chagrin, s’allongea pour la nuit, non sans avoir bien refait le capiton de ma propre paillasse et établi ci-dessus. C’est à l’aube suivante que ses gens parurent en son casque pour la première fois. Après déjeuner, à peine avions-nous avalé le gruau de joubarde que voilà père qui gesticule et commence de se débattre avec ses visiteurs cependant aussi invisibles que pet de mosquite. Ça dure, ça dure, la sueur ruisselle sous la liquette de père, car il arpente la cabane, et s’agite, et grogne, et semonce, et rouspète, et menace ses gens. Puis vient un moment d’acalmette, et père s’établit sur le taboureau. Sa conversation, toutefois, persévère. Quoique fort vert, j’avais déjà l’œil ouvert et l’aptitude agile. Aussi traduisis-je vitement le sens de cette émeute : quelque part sur le chemin séparant la tombe de mère et le seuil de la cabane, père avait égaré l’entendement. On mesurera mieux ceci quand j’aurai dépeint la mission que ses gens lui imposèrent alors, et dont je fus l’ingrédient dominant.
           
S’emparant de ma personne, père me mena pardelà la forêt jusqu’au champ de monsieur Ronce, où se trouvait un trou de marmotte peu aprofond. J’y fus enfourné puis laissé à moisir, séjournant là pour l’équivalence d’une course de soleil, pleuroyant extrêmement de désarroi, de soifs et d’appétits. Caillasses me griffaient l’échine. Poussiers et sables m’emplissaient esgourde, œil et bouche. Paille se tissait à ma maigriotte chevelure. Larves de hannetons chutaient du plafond et m’atterrissaient sur cuissots, sur estomac et sur face. Et fourmis, et lombrics, et sauteclimacie grouillaient et sautillaient formidablement à l’entour et sous ma défroque. Nul bourgeois, nulle créature ne vint cependant à mon aide, mon gémissement de chose faible n’atteignant sans doute même pas leurs esgourdes. Une marmotte parut toutefois, d’abord fort intriguée de ma présence en son logement, mais se désintéressant bientôt de la question et s’établissant même sur un bout de mon accoutre pour son roupil. Nous restâmes ainsi long de temps, tapis et réciproquement échauffés. Réfugié de la sorte, je sentis le calme rebrousser un brin en mes chairs. Je stationnai mon blair contre celui, doux et chaud, de l’animal.
           
Le balancement délassé de son souffle me ramenait le ressouvenir du ventre de mère, et je commençai à songer à elle, allongée durablement en sa bière. Malgré qu’elle fût morte et moi vif, je m’avisai que nous étions chacun en semblables situations, reposant sous le monde et en quelque manière retranchés de lui, chacun de son côté aux confins de la vie. Peut-être, si nous avions été instruits de la façon d’accomplir une telle chose, aurions-nous pu à ce moment nous rejoindre et nous sourire aimablement. Ce penser m’en amenait un autre, que je remâchais ainsi : qui sait si les macchabées ne rebroussent pas à leur façon en pays de commencements, tels les petits d’humains en état de première verdeur? Et qui sait si les nouvellement-nés n’ont pas, amassée en leur besace intérieure, toute une vie par-devers eux ? Car telle est l’outre-vie : emplie de devinettes et d’inexplicabletés.
           
Parfois, le roupil de la marmotte paraissait troublé de rêvements effrayants, et l’animal alors se blottissait davantage contre ma personne, comme pour y trouver renforts. Il arrivait aussi que, mon hôte bronchant en son roupillement, l’une de ses pattes se pose doucettement sur ma face, ou sur mon bras, semblablement à la main d’un compagnon bienveillant. Ainsi avons-nous, au plus épais de ce trou, fait échange de secours. Et tandis que les durées coulaient, je songeais que ma destinée était peut-être davantage de vivre comme les bêtes, à tout le moins parmi elles, plutôt qu’en humanité affairée, et tracassée, et sourde à mon gémissement souterrain. Rappelant en mon casque ces événements, je m’instruis aujourd’hui seulement que ce fut là, dans ce trou, que je reçus les témoignages de chérissement les plus prolongés. J’observe aussi que cette marmotte-là me prodigua davantage de chaleur et de rescousse que père ne m’en offrit de toute sa vie.

Car père revint enfin me désenfourner de là.
           
Le sort l’avait voulu ainsi : j’étais rebroussé parmi les vifs. Établi sur l’échine de père ainsi qu’une hotte emplie de tubéreuses, ma face tournée vers le champ de monsieur Ronce, je vis s’évanouir dans la nuit la première résidence digne de ce nom que j’eus en l’ici-bas et, surtout, le seul ami véritable que je coudoyai jamais.



This article, part of our animal-themed Special Feature A Vivarium, is supported by a grant from the Research Grants Council of the Hong Kong Special Administrative Region, China (Project Reference Number: UGC/FDS16/H18/22).