de Algérie, capitale Alger

Anna Gréki

Sur terre

Je te connais vie commune Terre imprévue
Je te reconnais comme si je t'avais faite
A la démesure de ma reconnaissance
Je te connais parce qu'aucun de tes dégoûts
Ne brouille mon cœur d'avec ma tête et sa faim
Parce que ta bassesse reste à fleur de peau
N'effleurant même pas le plus profond de tes gouffres
Je te reconnais je te regarde dans les yeux
Depuis trop longtemps et avec trop de sérieux
Pour ne pas retenir même tes purulences
Vieille terre persistée Terre inconnue

Inconnus que j'ai suivis sur leur bonne mine
Poursuivis jusqu'à ces frontières impossibles
Où la terre fond dans les morceaux du soleil
Inconnus violents qui m'avez montré le vol
De ces oiseaux vermeils venus du Nil violet
Un jour que les yeux me glissaient dedans le corps
Vous qui m'avez appris plus que vous ne savez
Et le désir lassant de donner ce que j'ai
Nommé ce que je ne posséderai jamais
Je ne cesserai de vous suivre des yeux
Les plus tendres en signe d'adieu Inconnus
Défricheurs du ciel Impossibles inconnus

Quand à moi simple piégeur d'oiseaux quotidiens
Je m'enfonce dans une planète savante
Droit dans la lumière comme dans un fruit sain
Le goût que j'en ai trace mes itinéraires
Et je veux peser de tout mon poids sur la terre
Pesante jusqu'à tant qu'on m'y laisse pour mort

 


Menaâ

Même en hiver le jour n'était qu'un verger doux
Quand le col du Guerza s'engorgeait sous la neige
Les grenades n'étaient alors que des fruits - seule
Leur peau de cuir saignait sous les gourmandises
On se cachait dans les maquis crépu pour rire
Seulement - Les fusils ne fouillaient que gibier
Et si la montagne granitique sautait
A la dynamite c'était l'instituteur
Mon père creusant la route à sa Citroën.
Aucune des maisons n'avait besoin de portes
Puisque les visages s'ouvraient dans les visages
Et les voisins épars simplement voisinaient
La nuit n'existait pas puisque l'on y dormait.

C'était dans les Aurès
A Menaâ
Commune mixte Arris
Comme on dit dans la presse

Mon enfance et les délices
Naquirent là
A Menaâ - commune mixte Arris
Et mes passions après vingt ans
Sont les fruits de leurs prédilections
Du temps où les oiseaux tombés des nids
Tombaient aussi des mains de Nedjaï
Jusqu'au fond de mes yeux chaouïa.

Frileux comme un iris
Mon ami Nedjaï
Nu sous sa gandoura bleue
Courait dans le soir en camaïeu
Glissant sur les scorpions gris
De l'Oued El Abdi
Derrière les chacals brillants
Qui rient le cou ouvert.
Et dressé en angle aigu - lisse
Au haut de ses échasses -
Il lançait pour voir clair
Jusqu'à la fin de l'espace
La lune au tire-boulettes


Maintenant c'est la guerre aussi dans mon douar
Il a replié ses kilomètres de joie
Comme les ailes au dessus gris d'un papillon
Polymorphe et couve sous des gourbis zingueux
Tous les bonheurs en germe qui n'existent plus
Dehors pas plus que les vergers dont les soieries
sucrées rendaient le vent plus mielleux qu'une abeille
Pas plus que le bruit des pieds nus de Nedjaï
Sur les racines de mon enfance enfouie
Sous des sédiments de peur de haine de sang
Car c'est du sang qui bat dans l'Oued El Abdi
Et roule les scorpions gras comme des blessures
Qui seules survivraient de corps martyrisés.

C'est la guerre
Le ciel mousseux d'hélicoptères
Saute à la dynamite
La terre chaude jaillit et glisse
En coulée de miel
Le long des éclats de faïence bleue
Du ciel blanc
Les bruits d'hélices
Ont remplacé les bruits d'abeille

Les Aurés frémissent
Sous la caresse
Des postes émetteurs clandestins
Le souffle de la liberté
Se propageant par ondes électriques
Vibre comme le pelage orageux d'un fauve
Ivre d'un oxygène soudain
Et trouve le chemin de toutes les poitrines

Les bruits disparaissent
Dans la tiédeur de l'atmosphère et dans le temps
C'est la guerre muette
Derrière les portes de Batna
J'assiste sur l'écran de mon enfance
A un combat silencieux
Sur des images au ralenti

A la lumière de mon âge je l'avoue
Tout ce qui me touche en ce monde jusqu'à l'âme
Sort d'un massif peint en rose et blanc sur les cartes
Des livres de géographie du cours moyen
Et lui ressemble par je ne sais quelle joie 
Liquide où toute mon enfance aurait déteint.
Tout ce que j`aime et ce que je fais à présent
A des racines là-bas
Au-delà du col du Guerza à Menaâ
Où mon premier ami je sais qu'il m'attendra
Puisqu'il a grandi dans la chair de mon coeur - Si
Le monde qui m'entoure a vieilli de vingt ans
Il garde dans sa peau mes amours chaouïas.




Avec la rage au coeur

Je ne sais plus aimer qu'avec la rage au cœur
C'est ma manière d'avoir du cœur à revendre
C'est ma manière d'avoir raison des douleurs
C'est ma manière de faire flamber des cendres
A force de coups de cœur à force de rage
La seule façon loyale qui me ménage
Une route réfléchie au bord du naufrage
Avec son pesant d'or de joie et de détresse
Ces lèvres de ta bouche ma double richesse

A fond de cale à fleur de peau à l'abordage
Ma science se déroule comme des cordages
Judicieux où l'acier brûle ces méduses
Secrètes que j'ai draguées au fin fond du large
Là où le ciel aigu coupe au rasoir la terre
Là où les hommes nus n'ont plus besoin d'excuses
Pour rire déployés sous un ciel tortionnaire

Ils m'ont dit des paroles à rentrer sous terre
Mais je n'en tairai rien car il y a mieux à faire
Que de fermer les yeux quand on ouvre son ventre

Je ne sais plus aimer qu'avec la rage au cœur
Avec la rage au cœur aimer comme on se bat
Je suis impitoyable comme un cerveau neuf
Qui sait se satisfaire de ses certitudes
Dans la main que je prends je ne vois que la main
Dont la poignée ne vaut pas plus cher que la mienne
C'est bien suffisant pour que j'en aie gratitude

De quel droit exiger par exemple du jasmin
Qu'il soit plus que parfum étoile plus que fleur
De quel droit exiger que le corps qui m'étreint
Plante en moi sa douceur à jamais à jamais
Et que je te sois chère parce que je t'aimais

Plus souvent qu'à mon tour parce que je suis jeune
Je jette l'ancre dans ma mémoire et j'ai peur
Quand de mes amis l'ombre me descend au cœur
Quand de mes amis absents je vois le visage
Qui s'ouvre à la place de mes yeux - je suis jeune
Ce qui n'est pas une excuse mais un devoir
Exigeant un devoir poignant à ne pas croire
Qu'il fasse si doux ce soir au bord de la plage
Prise au défaut de ton épaule - à ne pas croire...

Dressée comme un roseau dans ma langue les cris
De mes amis coupent la quiétude meurtrie
Pour toujours - dans ma langue et dans tous les replis
De la nuit luisante - je ne sais plus aimer
Qu'avec cette plaie au cœur qu'avec cette plaie
Dans ma mémoire rassemblée comme un filet
Grenade désamorcée la nuit lourde roule
Sous ses lauriers-roses là où la mer fermente
Avec des odeurs de goudron chaud dans la houle
Je pense aux amis morts sans qu'on les ait aimés
Eux que l'on a jugés avant de les entendre
Je pense aux amis qui furent assassinés
A cause de l'amour qu'ils savaient prodiguer

Je ne sais plus aimer qu'avec la rage au cœur

A la saignée des bras les oiseaux viennent boire