La Peau de l’ombre (extraits)

Joël Gayraud

Illustration by Gianna Meola

Il existe une évidente analogie entre la remémoration et le rêve : se ressouvenir, c’est rêver ce qu’on a vécu, et rêver, c’est faire vivre ce qu’on se remémore.


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Il est deux sortes de paraître. Celui qu’on désigne le plus souvent ainsi, dans notre société fondée sur l’acquisition et la capitalisation des objets de prestige, est le paraître lié à l’avoir, le paraître qui se résout dans l’ostentation de ce que l’on possède. Mais il est un autre paraître, tout aussi important que le premier et qui ressortit, lui, à des valeurs esthétiques d’affirmation et de manifestation de soi-même, un paraître lié à l’être.

 
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Trop poli, il parle toujours la bouche vide – absolument vide –, si bien que nul ne l’écoute plus.

 
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L’expression « faire la route », chère aux émules de la beat generation dans les années soixante-dix m’a toujours irrité. Derrière la trivialité de l’expression, je vois déjà se profiler l’antithèse du voyage ou de l’aventure. Je vois se succéder une série d’espaces tous les mêmes, un déplacement linéaire sans épaisseur, une errance confinée au déroulement d’un insipide ruban d’asphalte, justifiant par cette saisie mutilée de la spatialité un monde qui a renoncé à l’aventure historique.

 
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L’ennui prend toute sa force quand l’action, toute action authentique et pourvue de sens, est ressentie comme impossible. À l’homme qui s’ennuie, l’activité ordinaire ne semble qu’inepte agitation, vains efforts sans cesse renouvelés pour se sentir ou se regarder vivre. On aurait tort de croire que  le point de vue de l’ennui traduit en somme une vision pervertie ou pathologique du réel. Au contraire, la prise de distance vis-à-vis du réel que cette passion opère est le premier pas nécessaire à tout jugement critique sur le monde. Ainsi, dans l’enfance, une forte prédisposition à l’ennui s’accompagne-t-elle souvent d’une précocité intellectuelle favorable à la réflexion théorique et au développement des facultés d’abstraction. Que faire d’autre, lorsque toute possibilité d’action semble épuisée, que le jeu lui-même, répété pourtant tant de fois avec délices, a perdu subitement ses attraits, sinon s’enfoncer dans la rêverie et se mettre à transformer, sans le secours du monde extérieur, idées et images pour son usage personnel ? L’ennui, qui met celui qui l’éprouve à distance du monde, est cet état de grâce crépusculaire qui le rend capable de prendre la mesure exacte de la vie.

 
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Nous assisterons peut-être un jour à une révolte de masse dont le ressort principal, le projet positif,  sera la reconquête de l’ennui. Les gens se battront jusqu’à la mort pour retrouver le droit de s’ennuyer, pour jouir enfin d’un ennui qui leur appartienne en propre et dont les prive chaque jour une avalanche de divertissements, généreusement offerts prêts à consommer.

 
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Dans le soleil, les vagues de la mer Égée scintillent ce matin comme des étoiles. Je me figure alors que, durant la nuit, la voûte céleste est une immense mer et que les étoiles sont la crête scintillante de vaguelettes invisibles éclairées par un soleil auquel, tels les prisonniers dans la caverne de Platon, nous tournons perpétuellement le dos ; un soleil dispensateur d’une lumière destinée à rester à jamais invisible à nos regards sublunaires. 

 
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La récente métamorphose des plaques de rues dans l’environnement parisien nous administre quotidiennement la preuve de la nécessité de l’indéfini dans la genèse du sentiment poétique. On ajoute systématiquement sous le nom des rues les dates des personnages historiques et leurs qualités, il arrive même qu’on en modifie la dénomination dans le sens d’une précision accentuée. Quelle déception le premier jour où j’ai vu sous la Rue Rochechouart apparaître la mention « Abbesse » ! Ce quartier où j’avais habité tant d’années et qui connotait pour moi la grande dépravation, depuis les pierreuses de boulevard jusqu’aux transsexuels contemporains, se réduisait du coup aux détestables dimensions de la catholicité. De même pour la rue Pigalle, sciemment relookée en « rue Jean-Baptiste Pigalle, sculpteur » sous la pression des agents immobiliers du quartier espérant ainsi en gommer la mauvaise réputation auprès des acheteurs. Dans d’autres quartiers, la rue Jouffroy, d’où mon ami Jean-Pierre Le Goff m’envoie ses précieuses « feuilles volantes », ne gagne rien à être sottement explicitée en « rue Jouffroy d’Abbans, inventeur de la navigation à vapeur » ; quant à cette merveilleuse rue de l’Orient, qui réunit en équerre deux lacets de la rue Lepic, tout le halo de volupté calme qui émanait de son seul nom a été saccagé lorsque des édiles criminels l’ont rebaptisée « rue de l’armée d’Orient ». Tout autant qu’une explication de texte mal conduite réussit à vous écœurer de la poésie, la magie de la promenade succombe à de tels efforts pédagogiques trop bien intentionnés.

 
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Le catholicisme a effectué un retour au polythéisme, mais il s’agit d’un polythéisme en continuum. On peut en effet multiplier à l’infini le nombre des saints; il pourrait même y avoir autant de saints que d’hommes. Pour un païen, en revanche, il est un nombre limité de dieux,  son polythéisme est constitué d’entités discrètes. Dans la religion catholique, les frontières entre le profane et le sacré sont constamment brouillées par cette capacité d’extension indéfinie de la sphère du divin.

 
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Quand l’esprit de lourdeur est à l’œuvre, et on n’en finira pas de sitôt avec lui, les mots tombent avec une régularité assommante, dans le vide de toute interprétation pressentie. Heureusement survient l’ironie, qui est le clinamen du discours.

 
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Jean Paulhan rêvait d’écrire un roman qui fût composé de façon à se laisser oublier au fur et à mesure de la lecture. Le plus éprouvant, avec les mauvais  romans, c’est qu’il en reste toujours quelque chose dans notre mémoire, déjà bien encombrée par les fausses nouvelles du monde. Un roman de gare qui ne laisserait aucune trace mnésique alors même qu’on aurait pris du plaisir à le lire serait à coup sûr un chef d’œuvre.

 
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Le regret que ce qui fut n’ait pas été meilleur, voilà un sentiment plus saturnien que la simple nostalgie des jours heureux.

 
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« Le miroir est notre maître », note Léonard de Vinci ; et il eût pu ajouter : « comme la mort, comme le temps – où nous nous mirons aussi ».

 
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Dans l’opposition – toute artificielle – que les hommes s’obstinent à marquer entre le corps et l’esprit, la supériorité du corps est éclatante : l’esprit ne saurait se passer du corps, alors que le corps peut fort bien se passer de l’esprit. C’est cette évidence que les religions de l’ascétisme tentent par tous les moyens d’étouffer.

 
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L’alcoolisme tue l’ivresse aussi sûrement que la tempérance; la pratique de l’excès doit être affranchie de toute compulsion.

 
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Place n’importe quel objet devant le miroir, celui-ci fût-il le plus parfait qu’eussent produit les miroitiers de Venise, cet objet t’apparaîtra toujours plus flou qu’à tes propres yeux et surtout plus lointain, car éloigné d’une distance double par rapport à la surface réfléchissante. Mais toi qui regardes dans le même miroir, ne t’apparais-tu pas à toi-même également plus flou et plus lointain qu’à n’importe lequel de ceux qui te regardent ? Or, chacun sait que ce qui flatte le plus ton pauvre moi, c’est la contemplation de ce reflet qui t’éloigne pourtant de toi-même et te trahit très ouvertement.

 
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Lorsque je me regarde dans l’œil de mon aimée, je me vois à une distance double de celle avec laquelle elle me voit elle-même.

 
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Se montrer authentique sur tous les aspects de sa vie était une attitude très commune et très facile à adopter il y a encore un demi-siècle; c’est l’attitude contraire qui était difficile, l’inauthenticité réclamait de l’adresse et une bonne dose de raffinement; et l’on reconnaissait immédiatement le snob à son défaut d’expertise en la matière. À présent, un comportement  authentique de bout en bout est impossible à maintenir, à moins de passer pour un «caractériel», et donc se voir interdire toute forme de rapports sociaux un tant soit peu approfondis. Voilà le paradoxe aujourd’hui : l’homme authentique est condamné, pour ne pas succomber aux sarcasmes et au mépris universel, à n’entretenir que les rapports les plus fugaces et les plus superficiels avec autrui. Sauf exception notable, il est condamné à n’avoir jamais d’amis. Or, qu’est-ce qu’une authenticité qui ne se nourrit pas d’amitiés ?

 
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Le grand enseignement du surréalisme est que la nature est le seul sacré, est tout le sacré. Ou plutôt et aussi bien que le sacré est contenu dans  le rapport que l’homme entretient avec la nature dès lors qu’il ne l’envisage pas comme source de production, comme métier à exploiter. On peut dire que dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs le sacré se rabattait entièrement sur la nature puisque celle-ci n’était à aucun moment envisagée de cette manière. Dès le néolithique, quand la nature a été envisagée comme moyen de production, s’est développé un point de vue utilitariste sur la nature, et du même coup un point de vue sacré séparé. D’où la nécessité de représenter le sacré sous des formes humaines, démiurgiques. Ce que le surréalisme a rendu désormais possible avec la plus grande force, c’est un sacré sans dieu, une transcendance conçue comme simple pli dans l’immanence, et étrangère à toute religiosité et à toute perpétuation des rituels.

 
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En 1789, le village de Caillau, dans le Languedoc, demanda, par son cahier de doléances que tous les Français fussent anoblis. Voilà une belle revendication d’égalitarisme ascensionnel.

L’égalité doit toujours s’accompagner d’une ascension, car elle a pour but la généralisation au plan de l’avoir du luxe, du superflu, de l’inutile; au plan de l’être aussi bien, car l’inutile possédé en tant que tel fait basculer le sujet possédant dans la sphère de l’être.

L’égalité qui nivelle n’est qu’une misère, source d’inégalités intolérables dans un proche avenir, pires que celles qu’on a cru ou prétendu abolir.

 
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Comme l’a bien vu Gracian, il faut maîtriser ou dissimuler ses passions lorsqu’on veut réussir. Mais cette réussite s’inscrit dans un contexte général de défiance et suppose que l’on n’attente en rien à la stabilité de l’édifice social. Si, en revanche, on veut ébranler cet édifice, la passion devient un levier indispensable, sans lequel rien d’essentiel et de durable ne pourra être accompli. La réussite, du même coup, cesse de se limiter à l’horizon borné de la morale individuelle pour se placer dans l’horizon utopique d’un projet plus vaste, dépassant jusqu’à la vie même de individu qui l’incarne. La réussite s’accomplit en quelque sorte dans la mort de l’individu qui ne se satisfait plus de la petite réussite monadique où il s’asphyxie lentement dans le néant de tout sens et qui préfère prendre le risque de la passion pour redonner un sens et une intensité, fût-elle éphémère, à sa propre vie.

 
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Au premier janvier, jour des vœux, il faudrait adjoindre, dans le même segment de l’année, un jour des malédictions. Cette institution permettrait d’objectiver les malédictions refoulées, inexprimées, souvent demeurées inconscientes, qui se tiennent à l’affût derrière la manifestation bruyante des vœux. Tous ceux à qui l’on a choisi de ne pas envoyer de vœux ou que l’on a oubliés ne sont pas simplement relégués dans une zone de pure indifférence. Bien souvent, nous leur vouons une exécration tenace, mais n’osons le dire en ce jour de souhaits qui nous rassure nous-mêmes. Il nous arrive même par faiblesse ou hypocrisie familiale ou sociale de répondre favorablement à des vœux qui nous sont décernés par des personnes que nous haïssons en notre for intérieur, voire de devancer nous-mêmes leur propre démarche. Et plus encore, les êtres et les réalités détestables dont ce jour de vœux nous détourne, nous oublions de les maudire alors qu’ils nous oppriment, nous assiègent, nous sont intolérables et que nous souhaitons leur malheur, sinon leur anéantissement.

 



Tout ce que nous savons de certain sur l’homme au masque de fer, c’est qu’il portait en fait un masque de velours.

With permission of Éditions José Corti