de Les Villages de Dieu

Emmelie Prophète

Artwork by Weims

Tonton Frédo buvait moins depuis la mort de Grand Ma. Il passait beaucoup de temps dans la chambrette à regarder le plafond, semblant vivre un interminable deuil. Il mangeait à peine. Il ne répondait jamais quand je frappais à sa porte, je rentrais quand même et il me regardait avec un sourire faible qui me faisait du bien.

J’avais du mal à imaginer Tonton autrement que dans ce corps amaigri, abîmé par l’alcool, pourtant il avait été un sportif dans sa jeunesse. Il avait fait de la course d’obstacles, quatre cents mètres haies. Un membre de la Fédération d’athlétisme était même venu chez nous une fois disait Grand Ma, il lui avait parlé des performances de son fils dans les courses. Elle était fort gênée. Elle ne recevait jamais de personnes étrangères à la Cité. Il n’y avait pas l’espace pour cela. Il lui avait fallu pousser à côté les chaudières, les casseroles, la grosse pile de bananes plantain qui se trouvait sur la petite terrasse pour faire de la place pour ses pieds alors qu’il s’était installé dans la chaise à bascule. Frédo était mineur, il fallait que sa mère autorise à l’emmener participer aux Jeux olympiques qui avaient lieu cette année-là à Atlanta, aux États-Unis. Il avait aussi expliqué à Ma que ce serait les centièmes Jeux. Elle n’avait pas compris ce que cela voulait dire, elle ne savait pas ce qu’étaient les Jeux olympiques, la seule chose qu’elle avait retenue était que son fils Frédo allait partir, prendre l’avion, et elle en était très émue, elle qui s’emportait contre lui parce qu’il négligeait ses leçons pour aller, comme un fou, risquer de se faire écraser par une voiture ou faire une chute irréparable. Elle s’était signée et avait dit « gloire à Dieu » en présence du représentant du Comité olympique haïtien qu’elle remerciait chaleureusement, en faisant son possible pour paraître une dame correcte afin que le monsieur comprenne que Frédo avait une mère comme il faut.

Grand Ma s’était mise, depuis cette visite, à raconter à tous ceux qui venaient lui acheter de la nourriture, tous ceux qui fréquentaient la même église qu’elle, que son fils allait partir aux États-Unis représenter son pays aux Jeux olympiques, qu’elle ne savait pas trop s’il allait revenir, peut-être allait-il prendre la décision de faire des études dans ce beau pays, continuait-elle dans un soupir et tout à fait consciente de la jalousie des autres.

Ma se remémorait tout le temps cette première semaine de juillet, combien elle avait couru dans Port-au-Prince, dépensé de ses économies durement mises de côté pour trouver à Frédo des chemisettes, des chaussettes, une paire de chaussures noires, des chemises afin qu’il ne soit pas obligé de partir avec ces t-shirts pourris qu’il portait à longueur de journée.

Claudy était le meilleur ami de Frédo, il habitait à Carrefour-Feuilles. Lui aussi pratiquait l’athlétisme. C’était même ce qui renforçait leurs liens. Ils allaient courir comme des dératés dès cinq heures du matin, sautant tous les obstacles qu’ils pouvaient, des piles d’immondices aux vieux moteurs de voiture abandonnés, en passant par les paniers des marchands qui les menaçaient et leur lançaient des pierres, les traitaient de tous les noms. Claudy était très mince, encore plus que Frédo, avec un visage de garçon non encore pubère, si bien que Ma doutait un peu qu’il ait dix-sept ans, il en paraissait treize et surjouait son assurance pour paraître plus vieux. Il envisageait de rester aux États-Unis où vivait sa marraine qui n’avait pas d’enfant et encourageait ouvertement Frédo à en faire autant. Secrètement Ma souhaitait que ce fût possible. Pourquoi elle aussi n’aurait pas quelqu’un dans un pays étranger, cela donnait espoir, permettait de s’imaginer également dans un de ces pays lointains, beaux, riches, où disait-on il était plus facile de gagner de l’argent.

Ma s’était confiée au vieux Nestor dont la fille vivait aux États-Unis depuis quinze ans, sans être jamais revenue au pays, faute d’avoir obtenu des papiers. Elle n’avait pas pu assister aux funérailles de sa mère ni à celles de son jeune frère engagé dans le gang de la Cité Bethléem, dirigé par Gros Élie, mort dans un échange de tirs avec la police. Ma avait dit à Nestor pour le consoler: «Dieu contrôle tout!» en pensant tout bas qu’elle aurait mille fois préféré que Rosia soit loin, dans un autre pays, sans papiers, au lieu d’être là à se shooter du matin au soir en compagnie de scélérats.

Frédo s’était, quant à lui, mis à rêver très fort d’Atlanta, des États-Unis, de lumières, d’un lieu où il pourrait continuer l’école tout en devenant un grand athlète. Ma l’entendait se tourner, se retourner sur le lit en fer de la petite pièce attenante. Elle avait l’habitude avec lui de cette communication imparfaite. Les grincements de sa couche disaient à quel point il était tourmenté, entre joie d’entreprendre cette aventure, d’aller participer aux centièmes Jeux olympiques et le choix qu’il fallait qu’il fasse de rester, de se sauver du reste du groupe avec Claudy. Il n’était encore qu’un adolescent élevé comme la plupart des garçons, qui n’avait rien appris à faire de par lui-même. Il sentait que Ma était d’accord. Elle aurait peut-être dû lui parler? Mais Ma n’avait jamais parlé à ses enfants. Elle n’avait envers eux que les devoirs que ses maigres revenus lui permettaient d’accomplir. C’est vrai qu’elle avait rêvé pour eux d’un meilleur quartier, à défaut d’une meilleure maison, qu’ils fassent des études, mais elle avait toujours été une femme seule. Les deux hommes avec lesquels elle avait essayé de faire sa vie étaient tous les deux partis, la laissant chacun avec un enfant à qui ils n’avaient même pas offert leur patronyme.

Ma en était certaine. Partir voulait dire améliorer sa vie, celle de sa mère, celle de sa grande sœur. Il fallait que quelqu’un tente de sauver Rosia, lui fasse comprendre qu’elle devait être prête à tout moment à changer de vie, que son frère serait bientôt en mesure d’envoyer de l’argent à sa famille. Félicienne, la voisine du bout de la rue, recevait, au moins tous les mois, un transfert de son fils Baptiste qui vivait à New York, elle avait même été le visiter et elle parlait de cette ville en disant des choses à peine croyables. Jamais de blackout, toujours de la nourriture plein le frigo, des routes suspendues, des immeubles qui touchaient presque le ciel. Elle marchait encore le nez en l’air quatre ans après en être revenue. C’est aussi de la flamboyance, de la fierté, que l’on va chercher dans ces pays-là pensait Ma. Frédo était peut-être sa seule chance de s’y rendre.

Elle avait galéré pour aider Tonton à faire son passeport, malgré l’aide de la Fédération. Il avait fallu qu’elle aille chercher un extrait d’acte de naissance, ce qui était ridicule vu que c’est l’État qui fournissait l’acte de naissance, faire la queue au service de l’immigration et attendre quatre mois avant que le passeport ne soit livré. Elle l’avait embrassé ce livret bleu marin avec, imprimées en doré, les armoiries de la République, elle l’avait emmené à l’église, supplié Dieu d’être toujours présent sur les chemins qu’emprunterait son fils, surtout de faire qu’il n’oublie jamais sa mère. Et puis de bien guider la main de ces consuls arrogants qui pourraient lui refuser le visa parce qu’il était un garçon du peuple.

C’est la Fédération qui avait fait les suivis. Grand Ma n’avait pas pu accompagner Frédo au consulat. Elle le regrettait. Frédo non. Ma sentait qu’il était gêné par ses questions, son enthousiasme et cette façon qu’elle avait de raconter, même aux gens qu’elle ne connaissait pas, que son fils allait voyager.

C’était un jeudi. Frédo avait annoncé à Ma qu’il partait le mardi. Il n’allait pas porter les chemises, chemisettes, pantalons et chaussettes qu’elle avait achetés, il était astreint au même uniforme que toute la délégation. Ma avait souri et dit qu’il en aurait besoin quand même, qu’il n’allait pas porter le restant de sa vie ce maillot bleu et rouge avec le drapeau national brodé sur la manche droite. Elle aurait dû le prendre dans ses bras, mais elle n’avait jamais fait ça avant, et puis c’était un homme maintenant son fils, c’était à lui de la protéger, de prendre soin d’elle et de sa sœur. Il avait l’air perdu avec encore de l’acné sur le visage, son jeune corps tout en muscles, ses cheveux qu’elle aurait souhaité qu’il garde plus courts, mais elle avait décidé qu’elle ne dirait rien qui pourrait ressembler à un reproche ou une désapprobation.

Elle l’avait accompagné jusqu’à l’aéroport. Ils ne s’étaient pas dit grand-chose dans le bus. Cela aurait été difficile. La musique était trop forte dans le véhicule. Les haut-parleurs résonnaient dans son cœur. C’était elle qui traînait la valise. Il avait semblé dérouté quand il avait vu la couleur choisie par sa mère. Fuchsia. Ma n’avait pas réalisé que c’était un détail important pour un garçon, surtout quand il évoluait dans un milieu sportif.

Avant ce jour, elle n’avait jamais mis les pieds à l’aéroport. Elle n’y était pas entrée. Elle n’en avait pas le droit. Des membres de la délégation attendaient devant l’entrée. Ils se reconnaissaient vite grâce à l’équipement de la sélection. Claudy était déjà là. Frédo n’avait pas pu avoir son passeport. C’est le chef de délégation qui allait les garder tout le temps. Il n’avait même pas pu voir le visa qui y avait été apposé. Ils devisaient joyeusement sans voir les gens qui les entouraient, dont Ma, un couple qui avait accompagné sa fille et une dame jeune et coquette munie d’un appareil photo qui les capturaient sous tous les angles.

Frédo avait un peu honte de Grand Ma. Elle n’avait pas fait d’efforts de coquetterie, elle portait une robe trop serrée, elle avait grossi et gardé les mêmes vêtements, des sandales qui laissaient voir ses gros orteils aux ongles rongés par les mycoses. Frédo, en pénétrant dans l’enceinte de l’aéroport, lui avait déposé un rapide baiser sur la joue droite. Elle était rentrée chez elle où elle fut effrayée par le silence qui régnait, malgré l’agitation de la Cité et tout le travail qu’elle devait accomplir pour être prête avant que ses clients ne commencent à arriver.

Haïti n’avait obtenu aucune médaille. La plupart des athlètes avaient choisi de ne pas revenir. S’étaient-ils seulement concentrés sur ce qu’ils étaient partis faire? Cela n’avait servi à rien de garder leurs passeports. C’était arrivé tellement de fois. La Fédération avait choisi de faire silence. Ma aussi. Elle n’avait aucune nouvelle de Frédo et souhaitait presque que Rosia ne rentre plus à la maison. Lors de leur dernière dispute elle avait essayé de la frapper, mais bien décidée à ne pas se laisser faire, sous l’emprise de plein de substances, Rosia lui avait rendu les coups, et c’est Ma qui s’était retrouvée à pleurer dans un coin quand elle fut partie, emportant tout l’argent qu’elle avait pu trouver.

Frédo est bien où il est. C’est ce qu’elle répondait quand on lui demandait des nouvelles de son fils. Elle le pensait sincèrement. Il ne pouvait qu’être bien, même s’il ne donnait aucune nouvelle, comme s’il avait effacé son passé. Il était bien. Il n’était pas dans la même déchéance que Rosia, il ne fréquentait pas ces bandits qui semaient la terreur, ces petits voleurs qui rançonnaient les commerçants de la Cité.

Ma a vu les jours s’enchaîner. Elle partageait son temps entre les services à l’église et son commerce. Elle avait engagé une jeune aide. Mimose. Elle épluchait les vivres, s’occupait du feu, allait faire les courses du matin au soir contre un maigre salaire. Il y a toujours plus pauvre que le dernier des pauvres. Cet emploi lui permettait au moins de manger et d’emporter une partie des invendus chez elle. Elle avait vingt-trois ans, était déjà mère de trois enfants et vivait entassée avec eux et ses parents dans une masure à deux corridors de chez Grand Ma. Elle était dévouée, et Ma appréciait sa compagnie, elle était si seule.



*

Célia. Cécé. On me dit souvent que c’est un joli prénom. J’ai eu vingt ans il y a trois mois. Ma mère, Rosia, n’avait prévu aucun prénom quand elle était enceinte. Elle devait avoir à peine conscience qu’elle allait mettre un enfant au monde et était sûrement sincère quand elle disait à sa mère qu’elle ne savait pas de qui était son bébé. Elle n’était encore qu’une adolescente quand elle est tombée dans la drogue et l’alcool. Quatorze ou quinze ans. Grand Ma n’avait rien vu arriver, trop prise à «chercher la vie» comme elle disait.

Rosia était revenue à la maison à son sixième mois de grossesse. Elle continuait de boire, fumer et consommer de la drogue, autant qu’elle en trouvait. Elle volait sa mère pour continuer à nourrir sa dépendance. Grand Ma m’a raconté qu’elle avait beaucoup prié pour que je vienne au monde sans une malformation.

J’étais née si petite qu’on avait dû me garder deux semaines à l’hôpital. Le médecin avait prévenu que je risquais plein de maladies. Il avait tort, mais je suis restée chétive. Je mesure un mètre cinquante-cinq et je ne suis pas très jolie. Ça doit être à cause des drogues.

Ah, oui, Célia c’était le nom du lait maternisé que Grand Ma avait acheté à l’épicerie de Mercidieu, la plus grande de la Cité. C’est marqué épicerie, mais en réalité c’est une boutique qui vend de tout, du lait pour enfants au kérosène pour les lampes.

Quand Grand Ma avait demandé à Rosia comment elle souhaitait me prénommer, elle avait regardé la petite table sur laquelle était posés trois biberons, la marmite de lait, une bouteille d’eau et elle lui avait répondu: Célia. Ma avait souri. Elle trouvait que c’était un joli prénom. Célia Jérôme avait répété trois fois ma grand-mère qui s’était mise à préparer mon breuvage. Le médecin qui s’était occupé de l’accouchement de ma mère à l’Hôpital général lui avait interdit de me donner le sein, il l’avait surprise en train de boire un alcool arrangé, un tranpe, qu’elle était clandestinement allée acheter près de la Faculté des sciences, non loin de l’hôpital. Elle s’en foutait, Rosia. Elle ne voulait pas de moi. Elle souhaitait au plus vite rejoindre ses amis qui passaient leur temps dans les rues à mendier pour se procurer ce qui était pour eux du bonheur, de la liberté.

Elle était retournée dans sa normalité trois semaines après ma naissance. Grand Ma était en colère et lui avait demandé de ne pas se faire engrosser de nouveau par un bon à rien comme elle.

Rosia passait de temps en temps à la maison sans jamais manifester le moindre intérêt pour moi. Ma était contente qu’elle ne m’approche pas avec sa mauvaise odeur, ses relents d’alcool, ses cheveux tout emmêlés et son éternelle cigarette. Elle voulait de l’argent. Toujours. Et Ma payait pour qu’elle s’en aille. Ma mère c’était Ma. Elle était heureuse de m’avoir. Je lui avais apporté une grande joie, elle n’avait personne à la maison depuis le départ de Frédo. Avec moi elle avait appris à parler, à exprimer sa tendresse, ce qu’elle n’avait jamais pu faire avec ses propres enfants. Je progressais moins vite que les autres bébés. J’ai marché à seize mois. Ma était désespérée et maudissait sa toxicomane de fille.

Rosia était revenue s’installer chez sa mère pour attendre sa mort. Elle lui avait apporté sa fatigue, ses excès, son mal de vivre, sa maladie. Grand Ma l’avait installée dans la chambre de Tonton Frédo. Il n’était plus question qu’elle partage le lit de sa maman, c’était désormais ma place. Elle vomissait sa vie, était à bout de forces. Elles ne se parlaient pas. C’était une fille qui avait défié sa mère, qui l’avait même frappée une fois. Ma était étonnée qu’aucun de ses compagnons de beuverie ne vienne la voir. Sans doute se mouraient-ils aussi, parce qu’ils avaient la même maladie, ou bien étaient-ils trop saouls, trop drogués pour faire le déplacement ou bien l’avaient-ils tout simplement oubliée?

Rosia est morte pendant les Pâques. Je venais d’avoir deux ans. Ma avait toujours évoqué son chagrin durant les années où elle avait été sous l’emprise des stupéfiants, jamais elle ne s’était étendue sur celui causé par sa mort. Elle avait intégré depuis longtemps peut-être que c’était ce qui allait arriver.

— Au moins elle t’a fait, elle a choisi de te confier à moi. Merci Dieu. Merci le Ciel, disait-elle.

Cécé. Célia. Je suis une fille avec une histoire très ordinaire. Ma mère fut ma grand-mère. De famille je n’ai eu qu’elle. Jusqu’à ce que Frédo revienne de voyage. Mais il sera toujours plus ou moins un parent lointain, Tonton, comme ces cousines de Grand Ma qui arrivaient de Maniche, non loin de la ville des Cayes, dans le sud, quelquefois hésitantes, ayant perdu le fil de leur relation avec cette parente qui s’était installée dans la capitale, y avait bâti une maison. Tonton avait si peu de moments de lucidité que Ma avait fini par dire un jour qu’elle avait dû se rendre coupable de quelque chose qu’elle payait à travers ses enfants. Au moins il était là. C’est à la maison qu’il venait digérer son alcool, qu’il passait de longues heures à dormir, qu’il se laissait entretenir par sa mère malgré son âge, la rendant responsable, coupable presque de l’avoir mis au monde.

Je suis allée à l’école très tard. Ma avait peur que les autres enfants ne me cassent en deux ou en plusieurs morceaux. Je crois qu’elle voulait me garder auprès d’elle le plus longtemps possible, quitte à ce que je n’aille pas du tout à l’école. Je l’entendais dire aux voisins qui s’étonnaient que je n’aie pas commencé la petite école:

— Cécé est une enfant malade, vous voyez comme elle est chétive, j’ai déjà perdu Rosia, je ne veux courir aucun risque avec elle.

En réalité, elle pensait que l’école était un lieu de perversion, tout en souhaitant que je devienne médecin. C’est à l’école que ma mère avait rencontré ceux qui l’avaient entraînée dans l’alcool et la drogue. J’avais aussi peut-être hérité des mauvais penchants de ma mère qui, elle, les tenait forcément de son père. Moi je me sentais très bien. Je comprenais tout. Je connaissais tous les gros mots et pouvais choquer n’importe quel adulte, même Lorette, la folle de la Cité qui insultait tout le monde et se déshabillait entièrement quand on la fâchait ou tout simplement parce qu’elle était dans un mauvais jour, ou Dodo, l’alcoolique furieux qui chantait à tue-tête du matin au soir et insultait ceux qui lui disaient que sa femme l’avait quitté parce qu’il était incapable d’avoir une érection. Ma ne pouvait même pas s’imaginer comment je courais les corridors quand elle allait faire des courses en me laissant sous la surveillance de Mimose qui, entre-temps, se faisait peloter par Fénelon dans sa chambre, peut-être dans son lit.

Grand Ma se résigna à m’emmener trouver Maître Jean-Claude qui dirigeait la petite école primaire à l’entrée de la Cité le jour où, alors que j’étais très en colère contre Mimose qui me refusait un cola, je lui sortis en présence de Ma:

— Sale pute qui te fais mettre dans ton gros cul de merde par Fénelon!

Ma m’avait tout de suite fait entrer dans la maison et accusé Mimose, la pauvre, de m’avoir appris de gros mots et de m’offrir des spectacles sexuels quand elle était absente.

— Un ange, disait-elle, très en colère, au bord des larmes, une toute petite fille que tu as corrompue. Elle a raison d’ailleurs sur ce point, tu es une pute!

Ma grand-mère avait renvoyé Mimose sur-le-champ en la priant de revenir chercher son dû à la fin du mois. Elle était rentrée toute tremblante dans la maison, elle sentait le sang de cabri, c’était la viande habituelle du samedi, avait sorti de sous le lit la cuvette dans laquelle nous gardions les accessoires de toilette, mis du dentifrice sur ma brosse à dents, pris ma main, alors que je m’étais réfugiée dans un coin, très consciente des mots que je venais de prononcer, entraînée derrière la maison dans la petite case en tôle rouillée qui nous servait de salle de bain et m’avait rageusement brossé les dents. Ce brossage était comme un exorcisme, destiné à purifier ma bouche de laquelle étaient sorties ces abominations.

Ma s’occupa ce jour-là, toute seule, de préparer la nourriture, de la vendre, de laver ensuite les ustensiles. Il était très tard quand elle avait finalement fermé la porte pour se mettre au lit. Le lundi matin, alors qu’on était à la fin du mois de novembre, elle m’avait emmenée à l’école «Les anges de la Cité» dirigée par le professeur Jean-Claude, un homme affable, mercantile, d’une cinquantaine d’années qui ne refusait aucun élève, même à la fin de l’année scolaire. Elle resta une vingtaine de minutes avec lui dans son bureau alors que j’attendais dehors, assise sur une chaise essayant de faire que mes pieds touchent terre, pour oublier à quel point les rubans avec lesquels elle m’avait attaché les cheveux serraient.

Le bureau était en fait un espace de la pièce cloisonné avec du bois aggloméré qui gondolait de toute part, avec d’immenses taches d’eau, ou d’huile, et qui laissait passer une bonne partie des conversations.

Je n’étais pas arrivée à poser mes pieds par terre. Ma grand-mère était sortie du bureau avec un sourire triste en me disant:

— Ça y est, ma chérie, tu commences l’école demain.

Elle aurait pu tout aussi bien me dire que Rosia était morte une seconde fois. Maître Jean-Claude, tout le monde l’appelait comme cela, me demanda d’un air ridicule en me montrant des dents longues, noircies par le tabac et la mauvaise hygiène:

— Comment t’appelles-tu?

J’ai eu envie de lui dire quelque chose sur sa mère, le gros mot le plus courant de la Cité, mais le regard de Grand Ma me dissuada. Je balbutiai «Cécé, Célia Jérôme». Il ajouta qu’il était temps d’apprendre à lire, à écrire et à parler français. Il s’était mis à débiter plein de choses en français auxquelles Ma et moi ne comprenions rien. On s’en foutait. Heureusement.

Moi, Cécé, j’avais pour la première fois un livre et un cahier. J’étais entrée directement en cours préparatoire. J’étais la plus âgée de la classe, mais je paraissais plus jeune. Les autres étaient plus avancés que moi. Ils lisaient proprement leur alphabet. Moi non. Ma préoccupation, pendant toute la première semaine, fut d’essayer de toucher le sol avec mes pieds pendant que j’étais assise sur le banc. C’était la première fois de ma vie que je devais rester dans la même position durant tout ce temps-là. Je m’ennuyais. Il fallait bien que je trouve quelque chose à faire.

J’étais au milieu de deux filles. Natacha et Joanne. Elles semblaient ne pas beaucoup m’aimer. Au troisième jour, Joanne entreprit de me piquer les côtes avec un crayon qu’elle venait d’aiguiser. Ça m’avait fait très mal. Je n’avais pas pleuré. Je ne pleurais presque jamais. Elle avait voulu recommencer une heure plus tard, j’avais alors saisi le crayon de ses mains et l’avait enfoncé dans sa cuisse gauche. Elle avait poussé un cri à fendre l’âme. Même Maître Jean-Claude était sorti de son bureau pour s’enquérir de ce qui se passait. Elle pleurait, gigotait alors que sa petite jupe bleu pâle était couverte de sang. Natacha était tellement effrayée qu’elle non plus ne pouvait sortir un seul mot. La maîtresse, Madame Sophonie, toute confuse, parce que le directeur allait sûrement penser qu’elle ne pouvait pas tenir sa classe, et Maître Jean-Claude lui-même, un peu angoissé, me pressèrent de dire ce qui s’était passé, je me contentai de hausser les épaules. Ils avaient conclu que Joanne s’était elle-même enfoncé le crayon dans la cuisse. Cette version de l’incident arrangeait tout le monde.

Le lendemain, Joanne était arrivée avec sa mère, une dame bien en chair dont les faux cheveux étaient cousus n’importe comment. Maître Jean-Claude m’avait fait chercher dans la classe. Il donnait une explication en français à la dame qui ne comprenait rien et s’épongeait le front avec un mouchoir jetable qui lui laissait des petits morceaux de papier blanc sur le visage, et ce n’était franchement pas joli. Les cheveux devaient lui donner chaud. Elle faisait de temps en temps un geste de la main pour demander la parole, quand Maître Jean-Claude la lui laissait, aucun son ne sortait de sa gorge. Elle n’osait pas parler créole et ne savait pas s’exprimer en français. Le directeur de l’établissement «Les anges de la Cité» s’interdisait de parler créole. La réputation de l’école en dépendait. Tous les pauvres bougres qui habitaient la Cité et ses environs ne rêvaient que d’une chose: que leurs enfants parlent cette langue qui permettait de dominer.

J’avais compris dans les gestes de Maître Jean-Claude et avec la répétition du mot «petite» qu’il expliquait à la maman de Joanne que j’étais trop petite pour avoir commis l’acte que sa fille me reprochait. Il comparait ma taille et ma corpulence à celles de Joanne qui me dépassait d’une bonne tête et était de surcroît bien ronde. La dame était partie. Dépitée. Joanne et moi avons reçu l’ordre de nous rabibocher et de regagner la salle de classe avec un sonore: «Surtout pas de désordre!»

Elle marchait derrière moi. Elle boitillait. Elle avait peur. Natacha, quant à elle, me faisait de grands sourires depuis le matin. Elles voulaient toutes les deux faire la paix.

J’ai repris la première année. La deuxième aussi. Cela ne faisait rien, beaucoup des garçons reprenaient aussi. Sandino, Billy, Peterson, Robenson, Maradona. En quatrième année j’ai retrouvé Natacha qui avait été malade pendant deux ans. Nous sommes devenues amies. Joanne avait quant à elle changé de cité, on ne savait pas ce qu’elle était devenue.

Ma avait accepté que mon professeur me donne des leçons particulières en troisième année, comprenant finalement que c’était le seul moyen de rester une seule année dans une classe. Ils étaient plus indulgents, les profs, avec ceux qui leur permettaient d’arrondir leurs fins de mois. Maître Jean-Claude avait fait beaucoup d’efforts pour expliquer le fonctionnement du système à ma grand-mère qui avait mis beaucoup de temps à comprendre. Ce devait être la langue étrange parlée par Maître Jean-Claude. Un créole qui n’existe pas, avec des «r», des «e» et des intonations qui intimidaient Ma. Le plat gratuit que se faisait servir par Grand Ma tous les samedis le directeur devait faire partie du prix de l’écolage. Tout le temps que j’ai fréquenté «Les anges de la Cité», il a mangé tous les samedis sans payer.

«Cécé sait lire.» Grand Ma le disait les larmes aux yeux à ses clients. J’avais mis tellement de temps avant de pouvoir le faire qu’elle avait raison d’en être émue. Ma avait acheté un téléviseur. Il était plutôt petit. Je passais beaucoup de temps devant, notamment à regarder des vidéos clips. Ma m’impliquait très peu dans le commerce de la nourriture. Je devais étudier, me préparer à devenir médecin ou agronome. Elle avait engagé Lana pour remplacer Mimose, exigeait que je regarde la télé à l’intérieur au lieu de lui parler, mais j’avais compris que je ne devais plus dire de gros mots en présence de Ma, même si j’en connaissais plein que je n’hésitais pas à utiliser avec mes camarades à l’école où ma réputation de fille difficile était faite.

À treize ans j’ai participé à une manifestation. Maradona disait qu’on ne pouvait pas se laisser voler les résultats des élections. Je n’avais pas l’impression que l’on m’avait volé quoi que ce soit, je n’avais pas suivi l’actualité des élections, mais je m’étais bien défoulée sur le boulevard au milieu de gens que je ne connaissais pas qui étaient très joyeux ou très sérieux, scandant «c’est la victoire du peuple, nous voulons de ce pré- sident-là!» Ils avaient cassé des pare-brise, des devantures de magasin, mis à sac quelques petits commerces, sûrement de gens complices du vol de la victoire du peuple. «Cette fois-ci c’est le bon avais-je entendu une dame dire, ce pays a beaucoup trop attendu, ce président va enfin nous sortir de la misère.»

J’ai passé mon certificat à dix-sept ans, laissé «Les anges de la Cité» pour le Collège mixte Bernardin de Saint-Pierre qui se trouvait aussi dans la Cité, où je devais commencer le secondaire. Le censeur, un homme sec avec une cravate toujours de travers et un fouet à la main, nous avait expliqué que M. de Saint-Pierre était un éminent écrivain français, il était désolé que nous ne le sachions pas. Cela nous avait fait rire. J’avais dix-sept ans mais il y en avait parmi mes nouveaux camarades qui avaient vingt-et-un et certains des professeurs, étudiants pauvres ou personnes ayant juste obtenu leur bac, ou peut-être même pas, avaient le même âge.

Je n’aimais pas étudier. Je regardais, autant que me le permettait le rationnement de l’électricité, des feuilletons latino-américains. À l’école, avec les filles, on discutait beaucoup de ces films. Je m’étais inscrite sur Facebook. Ma ne pouvait pas m’acheter un téléphone intelligent, je lui en voulais pour cela, enfin un peu, c’est qu’elle ne comprenait pas que j’avais besoin de communiquer, de voir le monde. Elle avait le même téléphone que moi, un modèle basique qui ne servait qu’à parler. J’allais à un cyber centre situé près du théâtre national, bâtiment qui côtoyait un spectaculaire égout à ciel ouvert où stagnent des milliers d’assiettes en polystyrène et de bouteilles en plastique. La connexion était mauvaise et je n’avais pas de photos de moi à poster, je me contentais de «liker» les statuts et photos de mes camarades et d’ajouter mon fiel dans les débats où tout le monde se lâchait et rivalisait de méchancetés et de bêtises.

J’avais repris la sixième. J’ai difficilement passé la cinquième. J’ai arrêté l’école à la mort de Grand Ma. Personne ne m’a demandé pourquoi je n’y allais plus. Tout le monde s’en foutait, en fait. Ils ont peut-être aussi supposé que c’était à cause de l’argent. C’était vrai. Je n’aurais pas pu continuer à payer les six cents gourdes que coûtait l’écolage chaque mois, mais j’en avais assez aussi.



*

Frédo n’avait pas donné de nouvelles pendant douze ans. Pour moi il n’était que le petit garçon debout à gauche de Grand Ma dans la photo de famille. Quand Ma l’évoquait son regard se perdait dans le vide, comme si elle essayait de l’imaginer dans ce lointain, ce grand pays de justice et d’infinies possibilités. Il n’avait qu’un seul tort: ne pas donner de ses nouvelles à sa mère. Il ne savait même pas qu’il avait une nièce, nous avons tous besoin d’une famille, disait Ma avec des trémolos dans la voix.

Il ne s’était écoulé un seul jour sans qu’elle ne pense à lui. Je n’avais pas besoin qu’elle en parle pour le savoir. Elle me tournait le dos pour que je n’aperçoive pas ses yeux rougis, sa lèvre inférieure qui tremblait.

Avait-il été malade, avait-il continué à faire du sport, travaillait-il, s’était-il marié, était-il mort? Il n’y a que la mort qui pouvait enfoncer les êtres humains dans de tels silences. Elle n’avait certes pas d’adresse, comme presque tous ceux qui habitaient à la Cité de la Puissance Divine, mais plein de gens ici avaient des parents à l’étranger, ils trouvaient quelqu’un qui revenait au pays à qui ils confiaient une lettre, quelques fois plus, en expliquant au messager quel corridor emprunter, et celui-ci se débrouillait pour demander des explications, donner le nom de la personne qu’il cherchait, la décrire à ceux qu’il croisait. La fille du vieux Nestor y arrivait bien, elle. Et puis maintenant il y avait les téléphones portables. Elle aurait donné son numéro au messager qui le lui aurait transmis.

— Toi tu ne laisseras jamais tomber ta Grand Ma, pas vrai?

— Jamais je ne laisserai tomber ma Grand Ma, répétais-je sincèrement.

Elle souriait, semblait consolée. Elle ne s’apitoyait pas sur son sort Ma, nous étions mieux loties que beaucoup de nos voisins, nous pouvions nous nourrir, notre maison était construite avec des murs, et la toiture était en tôles dans un paysage composé de beaucoup de petites maisons bâchées dans lesquelles les gens dormaient à plusieurs. Elle ne payait pas beaucoup aux chefs pour avoir le droit de faire son commerce, quelques plats, ici et là, à certains soldats, et on l’oubliait, elle n’était qu’une femme seule, pas jeune, une ancienne de la Cité qu’ils regardaient avec bienveillance.

Tonton était réapparu un jour devant la petite galerie pendant que Grand Ma coupait des bananes plantain et des patates douces pour la fritaille du soir. Elle avait bien remarqué qu’un corps lui barrait la lumière du jour, mais elle n’avait pas envie de relever la tête, elle risquait de ne pas être prête avant que les premiers clients arrivent si elle se laissait perturber par un fou ou un voisin qui venait commenter avec elle la dernière fantaisie d’Élise ou les prix des produits de première nécessité qui avaient encore augmenté. L’ombre était restée sans bouger pendant de longues minutes, sans rien dire. Elle avait fini par se résigner à regarder la personne. C’était un monsieur très maigre avec des vêtements chiffonnés, un gros afro, une barbe fournie, trop longue, des chaussures éculées et une valise couleur fuchsia toute déglinguée qui la regardait avec tendresse. Ma s’était mise à pousser des cris qui ressemblaient à des jappements, j’avais laissé tomber mon livre de sciences expérimentales, étais sortie en vitesse et avais vu le monsieur que j’ai pris pour un des dégénérés de la Cité.

Ma grand-mère avait arrêté de crier et disait dans un souffle, «Frédo», «Frédo», des voisins étaient accourus voir ce qui se passait. Au moindre petit bruit dans la Cité de la Puissance Divine, il y avait des attroupements, sauf quand on tirait. Frédo s’était approché, avait posé sa valise et mis une main sur l’épaule de Ma qui pleurait à chaudes larmes. Les gens semblaient incrédules. Ce n’était pas dans cet état-là que l’on revenait de l’étranger après toutes ces années. Christa avait dû raconter n’importe quoi, ce clochard devait sortir tout droit de prison ou de l’asile pour les fous.

Soline avait rapidement été préparer chez elle une cuillérée d’huile d’olive et de sel, remède imparable contre «les gros saisissements» et la faisait avaler à Ma tout en regardant avec méfiance cet homme qui sentait tellement mauvais.

— C’est mon petit, c’est mon petit, avait dit Ma, sentant le malaise causé par la présence de Frédo.

Les gens, les regards chargés de reproches, s’étaient dispersés, nous laissant seuls.

— C’est la fille de Rosia, avait dit Ma en me caressant le dos, sans regarder Frédo. Rosia est morte. Morte tu entends?

Elle avait élevé la voix et s’était remise à pleurer, cette fois-ci la mort de Rosia. Elle avait besoin de pleurer sa fille en présence de son fils. C’était la première fois de ma vie que je vivais le chagrin de la disparition de ma mère. Frédo m’avait souri, un sourire triste, fané, doux. Il avait des plis autour des yeux et paraissait vieux et fatigué. Ma s’était levée, lui avait préparé une assiette de riz et lui avait dit doucement que la viande n’était pas prête. Il avait mangé avec appétit, il devait avoir très faim. Après il était entré dans la petite chambre, comme s’il l’avait quittée la veille, posé par terre sa vieille valise et dormi deux jours deux nuits.

Grand Ma était heureuse du retour de son fils. Il avait été déporté des États-Unis. Il l’avait expliqué tout bas en mangeant, parlant plus à lui-même qu’à sa mère. Il semblait réaliser tout à coup ce qui lui était arrivé. Ma avait vu revenir dans la Cité plein de jeunes hommes dont on disait qu’ils étaient des « déportés», donc dangereux. Certains avaient rejoint les gangs ou s’étaient adaptés à leur nouvelle vie en faisant du commerce, avec toujours sur le visage une tristesse, un espoir, un besoin de retourner dans ce pays qui refusait de leur accorder une seconde chance.

Tonton n’était pas un criminel, ni même un voyou, c’était un coureur raté qui n’avait pas su franchir les obstacles qui avaient été érigés devant lui dans un pays où il n’avait pas pu prendre pied. Il avait raté son entrée. Si au moins il avait gagné une médaille lors de ces jeux! Mais il avait été minable, Claudy aussi, ils n’étaient pas au même niveau que les autres athlètes, ils étaient trop hantés par cette vie qui les attendait en dehors du village olympique. Toute cette lumière, ce bien-être juste à portée de main.

Tout ce que souhaitait Frédo depuis son retour, c’était reprendre la vie là où il l’avait laissée en 1996 et, pourquoi pas, oublier ces années de galère à souhaiter mourir sans jamais avoir le courage d’en finir. Pour effectuer ce retour en arrière, ou pour oublier, il buvait et dormait. Il refusait de parler de ses années passées aux États-Unis. Sa mère avait compris qu’il valait mieux ne pas insister. Jusqu’au décès de Grand Ma, elle lui refilait quelques gourdes tous les matins, et il partait se saouler. Il ne mangeait qu’une seule fois par jour. Lentement. Comme si cela lui était pénible. Il avait la lèvre inférieure toute rose, brûlée par l’alcool pur avec lequel on fabriquait les mélanges qu’il se procurait auprès de nombreux marchands de trempés dans la Cité.

C’est moi qui désormais lui donnais de l’argent à Tonton. Il ne m’en demandait pas, mais comment ferait-il sinon? Et puis, je devais bien cela à Grand Ma. Pauvre Tonton. Cela m’évitait aussi de lui fournir des explications sur ces hommes que j’amenais à la maison. Il n’avait jamais posé de question à dire vrai. Il avait sans doute compris. Que pouvait-il dire? Tonton, ce n’était personne, juste une loque, une âme en peine, un corps maigre dans des vêtements tachés, troués et chiffonnés.