La petite fille obéissante

Nina Yargekov

Illustration by Shuxian Lee

« Oui, sur le principe, bien sûr que ça m’emmerde d’être l’héroïne d’une histoire qui dit, petite ne t’amuse pas à explorer le monde, ne t’aventure pas hors du chemin. C’est pas avec des messages de cet acabit qu’on va susciter des vocations de navigatrices ou de tireuses d’élite. Mais honnêtement, moi- même je préfère prendre le carrosse payant lorsque je rentre seule le soir, surtout si je suis habillée sexy, d’ailleurs ça coûte une blinde quand on y pense, ils devraient le mettre sur les étiquettes dans les magasins, attention cette affrio- lante robe de bal vous coûtera tant en citrouille de transport avec chauffeur chaque fois que vous la porterez, ce serait utile pour mieux gérer son budget. Non, le problème, c’est que cette expérience sexuelle précoce avec le loup, parce qu’on ne va pas se leurrer, tout le monde a bien compris que quand il me mange, il s’agit d’une subtile métaphore de l’acte sexuel, ça m’a totalement détraquée dans mon rapport aux garçons.

Je précise que juste après, la question de savoir si le rap- port avait été consenti ou pas s’est posée, il y a eu une enquête, les fées de la protection de l’enfance ont débarqué, elles reprochaient à ma mère de m’avoir envoyée seule dans la forêt, elles faisaient grief au chasseur de ne pas être inter- venu plus tôt, défaut de soin et d’assistance à personne mineure vêtue de rouge, elles hurlaient en agitant leur baguette magique. J’ai été auditionnée par la maréchaussée, j’ai égrené les étapes de mon histoire – un individu de type canidé sylvestre m’a accostée dans une clairière, nous avons sympathisé et je lui ai indiqué l’adresse de la maison isolée où je me rendais, plus tard j’ai constaté sa présence dans le lit de la maison susmentionnée, nous avons eu un rapide échange verbal composé d’une séquence questions-réponses ayant pour objet de clarifier son identité, et soudain il m’a sauté dessus, j’ai pas dit oui, j’ai pas dit non, il m’a demandé de lui faire des trucs, je me suis exécutée, physiquement ce n’était pas très agréable mais clairement je n’ai pas dit non, j’étais un peu sidérée je crois. L’officier m’a tapoté l’épaule avec un large sourire, rentrez chez vous mademoiselle tout va bien, ce que vous décrivez n’est qu’une relation sexuelle d’une excessive banalité, vous avez été un brin chamboulée car c’était votre première fois toutefois cela se passe toujours plus ou moins ainsi, les garçons sont d’un naturel turbulent, cessez donc de vous tracasser, par contre le chasseur on va lui coller une amende pour avoir de la sorte interrompu vos ébats. J’étais drôlement soulagée, à force d’écouter les fées hystéros j’avais un instant cru avoir été victime d’un horrible prédateur sexuel qui consomme les filles comme des objets, qui ne songe qu’à sa propre satisfaction, qui nie à autrui sa qualité d’être humain, mais du tout du tout, en réalité ce qui m’était arrivé était irréprochablement normal, quel réconfort. Je suis repartie en sautillant, dans mon euphorie de ne pas être une misérable victime je me suis pris un poteau dans la gueule, quoique le poteau c’était sans doute lié à un autre problème, vous saisirez bientôt à quoi je fais allusion. Bref, à ce stade, toute cette affaire ne semblait vraiment pas très grave.

Sauf que quand j’ai commencé à me chercher un mari, et vous imaginez bien que convoler et procréer abondamment était mon but ultime dans la vie, je vous raconte pas la catastrophe que ça a été. Les autres héroïnes de conte de fées, elles savent minauder, elles ont les manières qu’il faut, moi je suis trop fruste, lorsqu’un type me plaît je lui sors d’entrée de jeu, bah tu sais c’est franchement pas la peine de me débiter des conneries sur les petites fleurs des sous-bois ou de te fatiguer à enfiler un déshabillé en dentelle et un ridicule bon- net de nuit, je te suce direct si tu veux, on gagnera du temps. Euh je plaisante, là. Ce que j’essaie de vous expliquer, c’est que j’ai complètement foiré ma socialisation au jeu de la séduction hétérosexuelle. Déjà, ne plus être vierge je pensais que c’était un atout, je le clamais sur tous les toits, coucou en ma charmante compagnie pas d’étoile de mer paraplégique ni de matelas foutu pour cause de dépucelage sanguinolent, je suis prête à l’emploi. Calamiteuse idée. Parce que les fils de roi, si t’es bergère ou souillon sous-diplômée aucun souci, ils sont absolument open au brassage social, par contre si tu pouvais n’avoir eu personne d’autre dans ta vie avant eux, ils préféreraient. Surtout, comme le plan, je te pose d’innocentes questions sur ta grand-mère mais en réa- lité c’est juste pour te troncher, on me l’avait déjà fait, ben je me disais, d’accord j’ai assimilé, j’ai décrypté le mécanisme, si un type souhaite tenter sa chance, bienvenue à lui, cependant faudrait voir à pas non plus me prendre pour une suprême gourdasse, mettons cartes sur table. Or les garçons, ils ne sont manifestement pas équipés pour supporter qu’on voie clair dans leur jeu, ça leur coupe leurs effets, ça les met en panique, ils se sentent agressés, à tel point que je devais sans cesse me justifier, non mais oh je suis un personnage positif, une gentille villageoise chromatiquement délurée, pas une belle-mère aigrie et tyrannique, pas une demi-sœur jalouse et cruelle, ça suffit les suspicions, non mais reviens enfin reviens, je connais une maison tranquille dans la forêt on pourrait aller y boire cette bouteille de vin. En somme, je m’y prenais comme un manche.

Un jour, j’ai une copine princesse qui m’a éclairée, elle m’a dit, tu dois te faire désirer sinon ça marchera pas. J’ai demandé faut faire comment, elle m’a dispensé un genre de cours, ben tu souris, tu es gentille, tu fais style t’es un peu conne, et surtout t’évites d’être entreprenante, tu laisses le garçon prendre l’initiative. Par exemple, pour un premier rendez-vous, tu t’allonges dans des ronces et tu feins de dormir depuis cent ans. Même si en vrai j’ai envie qu’on discute ? Affirmatif, ma copine elle a répondu, les hommes ils craquent sur les filles inaccessibles, les trophées insaisissables, n’oublie pas que t’es en concurrence avec le Saint- Graal, de glorieux exploits militaires, la conquête d’un trône, voire le triomphe du bien sur le mal, donc faut que te séduire ressemble un minimum à un défi. Ça me paraissait fondamentalement tordu, simuler le désintérêt pour susciter l’intérêt c’est pas logique du tout, mais bon, je me suis résolue à essayer sa méthode, je me suis acheté une robe couverte d’épines, j’ai appris à me composer une moue énigmatique, je me suis entraînée à m’exprimer de manière évasive. Ça fonctionnait, mais jamais très longtemps, parce qu’il y avait toujours un moment où je me trahissais : j’oubliais de tenir ma moue, j’enlevais spontanément ma robe, je montrais mon attachement, et là, invariablement, le type, ou la grenouille d’ailleurs, bah oui j’ai aussi tenté des approches avec les batraciens, s’évaporait dans la nature, mes excuses je suis le cadet d’une famille über-nombreuse tant que mes dix-huit frères aînés n’ont pas pris femme je suis hélas dans l’impossibilité absolue de m’engager dans les liens du mariage, à la prochaine et merci, t’étais assez cool comme sex friend. En fait, c’était comme un jeu vidéo, chaque fois je faisais game over, mais un peu plus loin que la fois précédente. D’abord, game over au premier rencard. Ensuite, game over après la première nuit. Enfin, game over au moment de parler mariage. Ce palier-là, j’arrivais jamais à le franchir. Qu’est-ce que ça me gonflait de rejouer encore et encore, c’était hyper pénible, hyper démoralisant, sans compter que jouer la bécasse inaccessible me demandait une énergie folle, j’étais au bord du burn-out.

Pour autant je voulais rien lâcher, rencontrer l’amour était mon rêve monopolistique, j’avais pas de projets professionnels, pas d’ambitions politiques. Alors je me suis accrochée et j’ai décidé de sortir la grosse artillerie. J’ai loué un donjon avec des murs ultra épais, j’ai embauché un dragon pour monter  la  garde, j’ai  fait  apposer  un panneau clignotant « jeune femme célibataire en détresse », et je me suis enfermée à l’intérieur. Et j’ai attendu. J’ai attendu. J’ai attendu. Je vous raconte pas l’ennui, j’avais rien à foutre de mes jour- nées, j’avais pas pensé à prendre de la lecture, il n’y avait pas de connexion internet, et truffe que je suis, j’avais jeté la clef dans les douves. Au bout d’un moment, j’en ai eu tellement marre que je me suis mise à crier par la fenêtre, putain libérez-moi, au secours je veux sortir, je m’en fous des mecs, je m’en fous de me trouver un mari, je veux juste sortir, voir l’horizon, consulter mes emails, lire le journal, j’en peux plus je deviens folle. Et là, nuage de fumée, ballet de feux follets, solo de colombe soprano, puis apparition inopinée d’une cinquantaine de chevaliers en armure étincelante se bousculant pour trucider mon pauvre dragon et avoir l’insigne honneur de m’inviter au cinéma. J’en revenais pas. J’ai vite ordonné à mon dragon de s’envoler au loin, je voulais pas avoir sa mort sur la conscience, et pendant que les mecs en bas appelaient un serrurier, bah oui le donjon j’étais simple locataire, fallait que je le restitue en état sinon adieu le dépôt de garantie, j’ai réfléchi à quoi faire. Je me disais, qu’est-ce que c’est con, je viens de décider que j’aurai jamais de mari, que je serai bonne sœur laïque, j’ai enfin accepté l’idée que ma vie amoureuse serait un désert rocailleux, et subitement, plein de candidats. J’ai failli tous les envoyer bouler, mais c’était si flatteur, si valorisant, avec tous les game over que je m’étais tapés, ma confiance en moi était en miettes, que j’ai pas pu résister. Du coup, j’ai pris celui qui était à la fois le plus poilu et le plus enthousiaste, oui quand même poilu j’aime bien, pas besoin de vous faire un dessin, quant à enthousiaste, j’entends par là qu’il paraissait excessivement motivé, il me répétait sans cesse t’es tellement belle, t’es telle- ment appétissante, et moi ça me transportait, je me sentais exceptionnelle. Très vite j’ai emménagé dans son château, tout était fabuleux, il me contemplait avec passion, il me serrait dans ses bras avec avidité, il me préparait de délicieux dîners, et toujours ces compliments, cette pluie de compliments, t’es tellement belle, ta peau est si douce, j’adore tes cuisses rebondies. Certes, il y avait des petites choses étranges, par exemple quand je voulais sortir me promener il disait, tu ignores tout de mon peuple, moi qui en suis le roi je le connais, dehors c’est des sauvages, tu te ferais agresser, il serait plus raisonnable que tu restes à l’intérieur, oh tiens c’est déjà l’heure de ton dîner la tarte frites-cacahuètes-sain- doux est prête ma chérie. À dire vrai, la captivité ne me dérangeait pas ; j’étais absolument heureuse, absolument épanouie, je me sentais enfin aimée telle que j’étais. Ainsi, j’avais beau grossir à vue d’œil à cause de l’inactivité et de mon régime alimentaire un brin saturé de graisses, il continuait à me trouver magnifique. Et concernant le mariage, je patientais sagement, j’avais retenu la leçon, interdiction d’aborder le sujet la première, attendre que le garçon soit prêt dans sa tête – règle numéro 1 de la méthode simple pour séduire un homme, par ma copine princesse. De toute manière, on habitait déjà ensemble, on faisait toit, table et lit communs, c’était un mariage sans le papier, un jour ou l’autre on officialiserait, voilà tout. Eh ben pas exactement. Un jour, la douche froide. Une grande marmite sur le feu, un couteau de boucher entre ses doigts, de la salive aux commissures de ses lèvres et un manuel « Les meilleurs assaisonnements pour sublimer les plats à base de femelles humaines » posé sur la table de la cuisine. J’étais affolée, je roulais des yeux, je ne comprenais pas et en même temps je ne comprenais que trop bien, toutefois y croire impossible, dans mon cœur c’était l’effondrement gravitaire, la faille sismique, ainsi tout ça c’était juste pour, pour, pour me dévorer ? Il m’a regardée avec condescendance, il a ricané avec mépris, écoute ma grosse je n’ai jamais prétendu être un prince charmant, je ne t’ai jamais rien promis, si tu t’es fait des films ce n’est pas de ma faute, au demeurant tu pourrais te réjouir, tu as été plutôt bien traitée, ça montre que je t’ai- mais bien quand même, allez viens t’allonger sur la planche à découper maintenant, si tu coopères le dépeçage à vif sera moins douloureux, crois-moi. À cet instant, par je ne sais pas quel miracle, quel instinct de survie, j’ai réussi à m’en- fuir, j’ai sauté par la fenêtre et j’ai couru pendant des heures, des jours, des semaines, je ne sais pas, mes souvenirs sont confus, en tous les cas, j’ai fini par rentrer chez moi.

Suite à cet épisode, j’ai fait une sévère dépression, j’étais en boucle sur le roi des ogres, j’avais des pensées flippantes, je me disais j’aurais pas dû m’échapper, j’aurais pas dû le quitter, être découpée-cuisinée-mangée c’est toujours de l’attention, c’est toujours du lien, dans son estomac j’aurais été au chaud, on aurait romantiquement fusionné. Je mélangeais tout, je pleurais le loup qui n’avait jamais cherché à me revoir, je pleurais l’ogre qui m’avait laissée partir – s’il m’avait aimée, vraiment aimée, il aurait mis des barreaux aux fenêtres, il m’aurait enchaînée à un mur, c’est donc qu’il ne tenait pas réellement à moi, cet enfoiré. Parfois j’en étais à marmonner des trucs délirants en me balançant sur ma chaise, je veux être une poupée rouge, ta poupée inanimée, ta poupée sans volonté, mais si je deviens poupée, ma volonté d’être poupée sera annihilée, comment est-ce possible ? Je perdais les pédales, quoi. Entre-temps, ma copine princesse était devenue lesbienne politique, elle me sermonnait, les hommes c’est une perte de temps, ils sont programmés pour nous rendre malheureuses, il est urgent de déconstruire les stéréotypes dans lesquels nos contes nous ont enchâssées, puis réveille-toi aussi, tu ne réalises pas que tu te choisis toujours des partenaires avec un profil de prédateur? J’étais bien d’accord, cependant être lucide ne m’était d’aucun secours, au contraire, je culpabilisais à mort de ne même pas être capable de procéder à mon autocritique féministe.

Au final, je suis allée voir un elfe aliéniste remboursé par la sécurité sociale, c’est qu’avec toutes ces dépenses liées à ma quête matrimoniale j’étais pas loin d’être ruinée, et je lui ai exposé tous mes problèmes. Je pensais, oh là là, je vais en avoir pour au moins dix ans sur son divan, à disserter sur ma mère irresponsable, sur mon père absent, sur le loup agresseur, sur le chasseur en retard, et à l’arrivée ça se trouve je vais découvrir que dans le secret de mon inconscient je désirais ardemment coucher avec ma grand-mère. En fait, pas du tout. Il a froncé les sourcils et il m’a dit, ça ne tient pas debout votre histoire : vous avez l’air pas trop con, vous devriez être capable de faire la différence entre une vieille dame malade et un animal poilu normalement, à votre place j’irais consulter un ophtalmologue de ce pas. Et paf, le verdict est tombé, je suis complètement bigleuse, là tout de suite j’ai des lentilles de contact mais sinon je vois que dalle, sauf que je m’en rendais pas compte, je croyais que le monde était naturellement flou, constitué de taches impressionnistes et de traînées vaporeuses, de formes délavées et de traits imprécis—c’est assez joli, soit dit en passant. Putain, ça m’a fait un choc, vous imaginez pas. Je me suis redéroulé la scène avec le loup déguisé, c’est vrai que j’y voyais pas clair, c’est vrai que je distinguais à peine le lit du reste de la pièce. Les boules. Ma vie foutue, mon psychisme déglingué pour un problème de dioptrie. J’étais écœurée. Le Pierre Richard des héroïnes de conte de fées. Bonne à proposer mes services à l’association internationale des opticiens agréés science-fiction & surnaturel, avec un peu de chance ils m’embauche- raient comme égérie pour leur prochaine campagne en faveur du dépistage précoce de la myopie. Ensuite j’ai encore réfléchi, ouais je sais je réfléchis beaucoup, mais j’ai pas de mec, j’ai plein de temps libre, c’est l’avantage d’être hétéro non pratiquante, oui parce que ça y est le couple j’ai définitivement renoncé, j’ai pas les compétences requises, mais donc, j’ai encore réfléchi et je me suis rappelée que myopie ou pas, une fois arrivée chez ma grand-mère, j’avais eu un doute. Une intuition. Sauf que je ne m’étais pas écoutée. En d’autres termes, percevant une forme floue dans le lit, avec une voix bizarre, des attributs inhabituels, me trouvant donc en présence d’un faisceau d’indices de nature à soulever de légitimes interrogations quant à l’identité réelle de la per- sonne en face de moi, j’aurais pu, oui j’aurais pu décider que tout ça était super louche et que le plus sage serait de me barrer en courant. Mais pour cela, il aurait fallu que je sois moins bien élevée, moins soumise, moins respectueuse de l’autorité en général et de celle des adultes en particulier. Dès lors, chère Nina, puisque vous me demandiez s’il n’était pas un brin crispant d’habiter dans un conte véhiculant une image rétrograde des femmes, je dirais qu’à mon avis, toute- fois je n’ai pas l’exclusivité de l’interprétation de mes aven- tures, on pourrait également considérer que la morale à en tirer est quelque chose comme : ne sois pas docile par principe, ne sois pas mécaniquement servile, exerce ton esprit critique et au moindre doute, désobéis. »



© Nina Yargekov