Persephone 2014

Gwenaëlle Aubry

Artwork by Shay Xie

   ça n’a rien à voir avec vous, ça parle une langue où manquent les lettres pour vous épeler

   ça ne vous appartient pas, c’est une histoire que tout le monde connaît

   c’est pire que mort, c’est embaumé, cœur et viscères depuis longtemps jetés à des fantômes de chiens, orifices suturés, bouche nez anus hermétiquement cousus, un corps creux et clos emmailloté de papier, des tonnes et des tonnes de papier sur ce corps desséché et là-dessous plus de chair de souffle ni de parfum, plus d’ambre ni de musc de benjoin ni d’encens

   c’est tellement plus grand que vous, ça vous déborde, ça vous dépasse, même avec des échelles, des échasses et des tours de Babel vous n’y arriverez pas,

   car vous aurez beau faire, ça ne dit pas je, ça ne dit pas moi

   ça n’a rien à voir avec vous, ça ne vous regarde pas, et pourtant un jour
   ça vous a vue

   ça vous a saisie, ça vous a étreinte, ça vous a raptée
   attrapée par les cheveux, retourné le visage
   par en dedans

   (quand? Vous pourriez le dire, puisque vous n’êtes pas sortie de cet instant, puisque, pour être tout à fait exacte, vous n’en revenez pas)

   ça vous a fabriqué un grand lointain
   découpé un visage de falaise, un sourire de lave
   écartelé un corps sans contours, très étendu et très ouvert, où loger tous les autres,
   ombreux, innombrables, innommés

   c’est venu nommer votre désir d’être matière
   votre jouissance, votre colère
   la langue sans forme qu’ânonnent les rêves
   et le principe d’une beauté violente

   bien sûr vous avez cherché la sortie
   (à la fin on se lasse des mondes anciens
   des pierres brutes et de la terre glaise)

   vous avez raconté d’autres histoires, déclaré un nom propre et mené votre vie

   sauf que

   toutes vos histoires étaient prélevées sur celle-ci, votre vie sans forcer très au large s’y inscrivait et au plus vif d’elle-même portait cet autre nom

   vous étiez là, c’est là que vous étiez
   tout entière contenue et parfaitement cryptée
   un profil perdu, invisible
   sous l’écheveau des lignes
   comme dans les coloriages d’enfant

   un jeu d’enfant, oui, vraiment
   un dessin très élémentaire
   quelques points à relier
   et pourtant tout y tient

   les hommes les livres les villes
   les cavales et les étreintes fixes
   les crises les saccades et la sidération
   (mais la douceur, non, pas la douceur,
   pas de place pour la douceur dans tout ça)
   les temples les banlieues les hommes

   le manque, aussi,
   le manque s’y loge très aisément

   tout ce qui vous meut et tout ce qui vous lie,
   tout y tient, tout se dispose et circule entre ces quelques points.

   Alors vient un jour où vous vous dites il est temps
   temps de saisir ce qui vous a saisie
   temps de comprendre pourquoi vous vivez dans un instant arrêté
   et pourquoi pas toujours la jouissance
   et pourquoi encore l’adolescence
   – temps de traquer ce secret pauvre (non pas petit mais pauvre, peut-être, oui),
   ce chiffre anonyme
   cette place vide qui est
   le lieu le plus vrai.



0. mythomanie
Chaque être dit tout bas: je suis à qui m’a compris.
(Michelet, La Sorcière)

   Je suis entrée dans le mythe par un homme, Perséphone, m’a-t-il dit, je la connais bien, je te la présenterai. J’avais dix-huit ans, avec l’implacable sérieux des enfants j’ai joué le jeu, collé le masque à mes traits, arpenté la scène qu’il ouvrait (d’immenses salles de déchet, de maquillage). Pour entrer dans le mythe, je suis passée par la bouche, le sexe, la tête d’un homme. Il la connaissait bien, il m’a offert son portrait, un œil unique et sans pupille égaré dans un ovale nu et, couvrant l’autre comme une taie puis ruisselant du crâne ouvert, des spirales confuses, motifs fossiles, coupes anato- miques pratiquées sur des organes inconnus et qui parfois s’agençaient en bestiaire (singe tigre petit rongeur oiseau de proie col ployé d’un cygne) ou s’écartaient pour laisser surgir des figures, princesse au profil ovoïde coiffée d’une tiare de plumes, enfant lunaire, faces laminées aux joues creuses, au nez d’ossuaire, à la bouche très mobile, fendue par un sourire puis aspirée par un cri. Quelques brefs instants d’un songe de Perséphone. Je l’ai conservé fidèle des années, des années après je le regarde, c’est assez kitsch, en fait, autant l’avouer, mais directement prélevé au fusain sur son cerveau, sa frénésie de survivant, son angoisse et son goût de la prédation, et à travers lui clairement découpé sur le songe collectif, obsédant et barbare auquel il a, comme moi, donné ce nom.

   Je suis entrée dans le mythe comme jadis on entrait dans les temples: en passant par la spirale. J’ai retrouvé le livre austère (reliure de cuir noir papier jauni Oxford University Press fumet d’embaumement) où un savant allemand la reproduit, malhabile, un bout de langue pointant sous sa barbe, relu ce livre impossible où autrefois j’avais traqué le secret. Et le secret, voici qu’il affleure encore, entre les comptes-rendus de fouilles, les analyses philologiques, sous la barbe (ou non) du savant allemand qui, dans le cabinet de travail de l’Université de Manchester où il s’est réfugié pour échapper aux persécutions, soudain vacille, chavire, écrit que « la spirale semble impatiente de parler (seems agog to speak) », que « son appel silencieux vous étreint comme les yeux d’un animal derrière les barreaux de sa cage (its silent appeal holds you like the eyes of an animal behind the bars of its cage) », puis conclut, irréfutable, sa démonstration: « it follows that he who enters this temple is passing through the vulva of the goddess (il s’ensuit que qui entre dans le temple passe à travers la vulve de la déesse) ».

   Je suis entrée dans le mythe en même temps que dans la vie. Le mythe était une prodigieuse machine, un arc géant qui vous catapultait hors de l’enfance, loin, très loin des entraves de l’enfance, et sans doute très en deçà aussi, avant les premiers mots, les premiers liens, les premiers récits. Le mythe était l’histoire première, celle que toutes les autres (et surtout la mienne, que j’avais oubliée) ne faisaient que répéter.

   Le mythe était une formidable machine à fabriquer de la distance. Il m’a projetée flèche perdue en Sicile en Turquie en Grèce on s’en doute, mais pas seulement, il installait de la marge puis aussitôt l’absorbait, le terrain vague de Stalin- grad, la région forestière de Gagnoa, les tables luisantes des intérieurs bourgeois et les boîtes peu fréquentables, les chambres clandestines où être enfin entière parce que livrée au corps d’un autre, les zones périurbaines radicalement désolées et l’abondance suspecte de certaines prairies, tout cela s’intégrait à sa géographie, se disposait selon ses dimen- sions (planes, d’ailleurs, grossièrement binaires).

   Le mythe était une machine de guerre qui, souterraine et rusée, menait un inlassable travail de sape. Parce qu’il n’avait plus cours dans le monde où vous viviez (où vous vivez encore), parce qu’il y avait perdu toute valeur mar- chande, il le désaxait. Pièce par pièce il le mettait hors circuit, et à la fin le monde tombait en lui.

   Le mythe était une merveilleuse machine circulatoire. Le mythe structurait le bric-à-brac, puisait dans les décharges, agençait des choses sans âge, des débris archaïques (très pesants, très rouillés), bricoleur superlouche à la Tinguely, le mythe décapait des matériaux hors d’usage, le mythe recyclait puis, dans un éclatant bruit de ferraille, mettait tout en mouvement, et soudain le courant passait, tout devenait vif et fluide, tout communiquait, tout circulait.

   Le mythe était une matrice fabuleuse. C’est en passant par lui que je suis entrée dans les livres, pendant des années je n’ai rien fait d’autre que l’écrire, c’était cela que je faisais, réécrire le mythe, raconter encore et encore cette histoire qui ne m’appartient pas et que tout le monde connaît, les manuscrits s’accumulaient qui sans cesse la tramaient, quand j’ai voulu en dire d’autres (la mienne incluse, que je souhaite oublier), toutes étaient prélevées sur lui. Le mythe était le noyau atomique, très actif, très instable, qui n’en finissait pas d’irradier, qui, traversant leur matière, pulvérisait les récits, les réduisait à leurs éléments premiers, terre eau feu et air agencés par une géométrie archaïque.

   À la fin il ne restait rien, ni histoire, ni sujet, plus d’anecdote ni de secret, rien d’autre que des états de crise, des événements élémentaires, la part commune, muette et illicite, la trace d’un très ancien désastre.



Ruine 1 (1989)

   Je suis celle, ô mortels, dont vous n’osez prononcer le nom. mon nom est celui que les dents retiennent le jour et que les bouches crient la nuit. Ces syllabes, murmurez-les doucement: elles vous frôlent dans vos rêves, elles vous guident sur l’allée de vos cauchemars. Les hommes qui autrefois m’aimèrent connaissaient le pouvoir des noms. Ils savaient clore la bar- rière de leurs dents, ils savaient se défier de leurs oreilles. mais vous, mortels bavards, têtes folles, vous avez beau parler, vos nuits remuent encore sous la rumeur du jour.

   Je suis celle, ô mortels, dont le nom en silence caresse vos corps endormis. Je suis le vide sur lequel se referment vos bras, la disparue de vos nuits d’insomnie. Je suis la fissure béante en vous dans ces moments-là, je suis le creux par où s’engouffre votre vie. Je suis celle qui gémit, ce sont mes pleurs que vous entendez dans le vent. Je suis le souffle qui naît dans les graines et qui meurt avec elles. Je suis la mort et la vie aussi, la mort que vous appelez, mortels assoupis, la vie dont vous rêvez au creux de vos nuits.

   Je suis celle dont on tait le nom et dont le visage n’apparaît qu’à moitié. Jamais dans un miroir je n’ai pu me contempler en entier. Je suis belle, dit-on, mais de quel côté se trouve ma beauté ? Quiconque veut la saisir doit me diviser. on tentait jadis de me figurer: un double buste, deux profils accolés sous un unique crâne. Qui est cette femme murée à moi? Suis-je moi ou l’ombre qui s’attache à mes pas ?
   La terre à tout moment peut s’ouvrir sous vos pieds. marchez droit cependant, avancez tête levée... vous la voyez? On l’a enfermée dans une vitrine parce qu’on redoute ses orbes vides et la morne fente d’un regard sans pupilles. C’est vous que la vitre protège. Laissez errer vos yeux: vous verrez votre reflet confondu avec celui de la statue, votre visage mi-dissous, mi- pétrifié. on a mis une femme sous verre. Ses lèvres sont à peine fendues, comme une cicatrice mal refermée, mais ses cuisses sont ouvertes. Sur son ventre, de part et d’autre de son nombril, ses deux mains sont posées. Cette femme, est-ce moi, est-ce ma mère ? mon ventre n’est bombé que comme celui des vierges infécondes. ne serais-je pas plutôt le secret de ces cuisses écartées ? n’oubliez jamais que si je vous fascine c’est parce que j’ai moi-même été bouleversée.
   Je poursuis avec vous cette promenade silencieuse à travers des formes pétrifiées. J’attends comme vous qu’elle me révèle mon secret. Un jour sous mes yeux une pierre s’est mise à vivre. Sur l’une de ses moitiés un visage a commencé à se dessiner. Il tirait de toutes ses forces, nez tordu, bouche ouverte en rictus, joue bosselée par une pommette comme par la trace d’un coup. L’œil restait creux, très large, sans pupille ni reflet. Et j’ai senti cela en moi qui lutte pour échapper à l’informe. Et cela, aussi, qui ne veut rien d’autre que s’y abandonner. Suis-je le visage qui cherche à se dessiner ou le noir qui l’absorbe ?

   Jadis (je m’en souviens à présent), jadis j’étais Korè: j’étais jeune fille, je dansais, je portais le nom du reflet qui vacille dans le regard des amants. J’étais Korè, je devins Perséphone, fus sacrée reine des morts, maîtresse de l’Hadès.
   
   À ce point j’ignore moi-même où je veux vous emmener. Les hommes ne savent que marcher: ils laissent le plongeon au poisson, la reptation au serpent. Les morts seuls savent s’enliser: que la terre leur soit légère s’il leur suffit d’une poi- gnée! La terre que le serpent caresse, pourquoi, vivants, vous acharner à la piétiner ? n’avez-vous jamais songé que c’est ma peau à moi, mon ciel parfois, qu’ainsi vous froissez? Levez la tête vers moi et vous verrez la terre de l’autre côté. Prenez votre corps avec votre âme, saisissez votre chair avec vos dents – suivez-moi. Je sais qu’à présent vous entendez mon nom.





1. Korè (Théorie de la jeune fille)
Tout sera bien, jolie, tout sera bien, nous ne voulons rien blesser, rien forcer, tout sera très bien.
(Pierre Jean Jouve, Hécate)

   Tu as dix-huit ans, tu te crois immortelle (et tu as raison puisque c’est encore toi qui dis je à travers moi). Tu as dix- huit ans et tu pars, tu cours, tu quittes, partir, tu fais ça très bien, c’est presque ce que tu fais le mieux, plus jeune tu as quitté des repas de famille, des salles de classe, des hommes qui te couchaient sur leur lit ou te montraient ta nudité au miroir, d’un bond tu te levais, tu te glissais entre les portes sans jamais les claquer, et tu courais, tu dévalais, ivre de fuite. À présent, tu ne quittes rien, rien ni personne (mis à part toi, peut-être). Tu ne fuis pas, tu vas de l’avant, tu cavales, sans savoir vers quoi. Tu es encore dans un couloir sombre, une stalle étroite qui retient tes bonds, de part et d’autre des portes closes (derrière l’une d’elles ta mère), mais au bout, tout au bout, ce blanc, ce blanc qui s’évase, hypnotique, aveuglant. C’est vers lui que tu vas, lumière ou vide, tu ne sais pas, tu ne vois pas bien, tu confonds.
   Tu sais qu’il faut aller vite. Même aux immortels le temps est compté. Tu guettes, tu guettes l’imminence, la faille, la foudre, l’instant qui va te saisir par les cheveux et te retourner la tête à jamais. Tu sais qu’il t’attend, l’instant où tout glisse, l’instant-précipice, qu’il te guette lui aussi, vorace, impatient. Tu ne veux pas le rater.
   Tu sors. Tu vas dans la rue. Tu es cela, d’abord, à dix- huit ans: cette fille qui va dans la rue et qui marche, court parfois, à grands bonds de cavale qu’aucun rythme ne règle, avance, ne tombe pas (voudrait tomber). Des hommes te suivent, de leur bouche volent des mots comme un lancer de couteaux, leur lame vibre et tranche l’espace entre eux et toi, mais tu vas vite, ils ne t’atteignent pas, à peine s’ils dessinent ta silhouette sur l’air immobile. Aucune ombre ne s’attache à tes pas.
   (Il faut dire aussi que c’est un éternel avril, cruel, impérieux et acide, que jamais façades ni carrefours ne se sont découpés avec une telle netteté, comme si la ville, où tu continues d’avancer, venait d’être sculptée dans un glacier, taillée en angles aigus qui à chaque pas te cisaillent. Le monde commence, lui aussi, il n’est pas encore terni, pas encore émoussé.)
   Tu vas vite et droit, jambes nues, cheveux au vent salubre. Seuls t’arrêtent les hommes à terre, couchés de tout leur long ou bien agenouillés, marbres coupés au jarret, dieux rongés et crasseux. Ils connaissent ton nom, ils te hèlent, jeune fille dit l’un, poupée le deuxième et petite sœur le troisième: tu t’arrêtes. C’est sur la rive, le fleuve coule à ses pieds, il est assis, haut hissé sur des liasses de papier ceinturées de ficelles, des feuillets jaunis à l’odeur âcre de chien, et déjà tu devines – plus tard il te le dira – qu’ils sont trempés de pisse et qu’ils narrent son histoire. Il est là qui trône sur l’histoire éternelle des dieux tombés, des pères déchus, et qui sacre de pisse cette théogonie.
   Tu continues d’avancer. Tu guettes la rencontre, une autre, la vraie, tu en traques les signes, tu les déchiffres à même les visages des passants, les noms des rues, les statues impassibles. Tu lèves aussi les yeux vers les oiseaux dans le ciel laiteux, mais leur cri te déchire, et ces nuages magnétiques qu’ils forment parfois, quand vient le soir, dans de grands froissements d’ailes, ces blocs compacts, erratiques qui surgissent soudain des feuillages et qui tour- noient, aimantés, éperdus, criant leur panique. Tu as peur de ne pas savoir lire ça, de manquer la promesse contenue dans ce cri.

   Alors, tu rentres. Tu cherches toi aussi éperdue, à tâtons, des livres, des films, des disques qui soient à la mesure de cette promesse-là, qui autant qu’elle te déchirent. Tu lis des livres impossibles, des livres à coucher dehors, à dormir sous les ponts, et d’autres encore, qui deviendront tes textes sacrés, dont tu sais qu’ils sont nés de ce lieu précis que tu cherches sans pouvoir le nommer, qu’ils en portent intacte (feu noir sur feu blanc) la brûlure, et tu te dis qu’il suffirait de recopier ces lignes où elle est au plus vif, d’intervertir, peut-être, une ou deux lettres, pour trouver celle, absente, qui chiffre le secret.
   Entre le chagrin et le néant tu choisis le néant, le chagrin c’est idiot, c’est un compromis, faut tout ou rien: tu le sais toi aussi et souvent au miroir tu passes l’ongle de ton pouce sur ta lèvre inférieure. Tu veux vivre à bout de souffle, en cavale l’âme à cru, tu as pour cela la réserve et l’élan. Tu chantes Ground Control to major Tom (you are floating in a most peculiar way), tu chantes I don’t belong here (you run, run, run, run).

   (Je pourrais rire de toi à coups de bec t’écorcher te jeter à la face la boue des années. Je pourrais. Quoi de plus facile. Je connais: ton ignorance, tes ridicules, ta naïveté, tes cahiers d’écolière, tes phrases malhabiles. Je pourrais, ironique, supérieure, cuirassée, te déclarer mortelle. Tu ne m’inspires pas de tendresse, ce n’est pas toi que j’aime, pas à toi que je suis fidèle: c’est à tout ce qui t’a mise hors de toi, à ce qui t’a saisie, à ce qui t’a raptée, laissée muette et pantelante, sans réponse au Qui suis-je?, sans nom à déclarer, car c’est dans cette défaillance-là qu’est encore pour moi et sera à jamais la clef du Qui vive?)
   
   À l’ombre dans ton grenier, tu es aussi ces cinq filles prises au piège d’un désordre de cheveux blonds, de disques, de lingerie et de fleurs en papier. Tu es la petite, qui porte des bracelets en plastique pour cacher les cicatrices à son poignet, tu es la chorège, la précaire reine du bal bousculée dans l’herbe impeccablement verte d’un terrain de foot puis abandonnée, tu es les cinq ensemble, pieds nus dans le jardin sous leur chemise de nuit blanche, entourant de leurs bras le vieil orme malade. Tu es les cinq sœurs Lisbon, The Virgin Suicides me fait penser à toi, et même (et aussi) dans ses flous, ses ralentis, ses mièvreries: car, jeune fille, tu es chair publicitaire, monnaie vivante, viande. Tu portes l’or du monde dans tes cheveux, sur ta peau très blanche, entre tes cuisses closes. Il te suffit d’aller dans la rue pour mesurer ton règne, le pouvoir qu’on t’accorde et dont on te prête brièvement les attributs (pourpre, gloire et joyaux) pour mieux ensuite te détrôner, te réduire proie pour jouer, jouir, ou à épouser.
   La plupart des gens jouissent d’une jeune fille comme ils jouissent d’un verre de champagne, c’est-à-dire en un instant mousseux... Cette jouissance de l’instant est un viol, et dans un viol la jouissance n’est qu’imaginaire. As-tu lu Le Journal du séducteur ? Ce sera pour plus tard, quand tu chercheras à comprendre. Mais tu sais déjà que tu es un instant: tu te tiens là, en équilibre sur ce point, les bras tendus, les pieds arqués, haute et fragile.
   De la poupée, tu portes le nom (tu es Korè), effigie de cire, de plâtre, malléable et friable. On te voit encore dans les vitrines des musées, démultipliée en figurines de terre cuite, en théories de statuettes naïves et implorantes. Ton nom est aussi celui de la petite idole qui flotte dans le regard des hommes quand le désir le noie. Tu sais cela.

   Tu sais cela mais tu n’en veux pas, ou en tout cas pas comme ça, pas en miniature, pas en ready-made. Tu veux être une grande amoureuse, bien sûr. Mais l’histoire que tu guettes n’a pas encore été contée. Seras-tu vestale ou sainte putain? Du point où tu te tiens, dansante, et dans un très fragile équilibre, tout est ouvert, tout est vide. Pas de lignes sur ta carte ni de rides à ton front. Sur ton visage s’ajustent tous les masques (as-tu déjà un visage ?), sur ton corps tous les gestes, et la terre où tu enfonces ton doigt pour la goûter a des saveurs innombrables. Tu peux encore devenir Kouros, jeune homme au fin sourire et au buste lisse, pierre ou noyer, chienne ou cavale. Tu es ce cadre sans miroir que le monde traverse tout entier, ton nom est neutre, ta chair cire vierge (ceux qui l’ont pénétrée t’ont à peine effleurée, tu ne retiens pas leur empreinte).

   Comme tes semblables, tu t’es prêtée aux rites.
   Tu as suivi Artémis dans les marécages, les sanctuaires des limites. Tu as fait l’ourse dans la forêt. Avec les autres filles, tu lui as sacrifié tes tresses et tes poupées, tu as dit les mots obscènes, regardé les images interdites. Tu t’es, comme elles, pendue aux branches des noyers, étrange fruit aux jambes lacérées par les ronces.
   Tu as suivi les garçons au terrain vague. C’est leur secret, la zone de marge, l’île intercalaire qu’ils ont découpée en pleine ville. L’un d’entre eux (il tague Scipion) t’y a initiée. Là, tu es la seule fille (il n’est pas impossible que tu en tires une certaine fierté). Tu le suis, tu portes les mêmes vêtements que lui, tu escalades le mur en t’écorchant les poignets (tu mettras des bracelets pour cacher ça). Tu t’assieds sur le canapé défoncé, tu fumes ce qu’ils (Scipion, Lokiss, l’homme-ours) te font passer, tu écoutes Sugarhill Gang, Grandmaster Flash and the Furious Five, tu les regardes peindre leurs fresques à l’aérosol. Ils sont masqués, ils ont des corps maigres et nerveux de jeunes loups, ils vont vite, très vite, peignent comme on attaque, genoux fléchis, d’un coup debout, leur bombe volée à bout de bras, le mur est vite couvert, fond noir ou fond blanc, les lettres appa- raissent, ils réinventent leurs contours, torsions en wild style, angles minéraux, doubles S en spirale, ils font un pas de côté, tendent l’oreille, c’est une sirène au loin et, juste au-dessus du mur, le fracas métallique du métro aérien, ils recommencent, projettent au Buntlack des halos fiévreux, des grands rythmes d’orange et de violet, à la fin ils sont eux-mêmes tout éclaboussés de couleurs. La nuit, ils vont sans toi dans les catacombes, le long des rails du RER, sur les toits des usines. Ils graffent sur les palissades le nom qu’ils t’ont inventé.
   Avec eux, avec elles, les garçons-loups, les filles-ours, you take a walk on the wild side, tu traverses le temps de marge. Mais ce temps, tu veux y rester, la zone interca- laire t’y établir. Tu sais que ces rites n’ont d’autre objet que de t’amener, docile, réconciliée, aux portes de la cité, de t’intégrer à la cohorte des mères-épouses, cou fléchi crâne rasé. Tu cherches un autre rite, qui reste à instituer, un rite qui brise le cercle, le cycle, tu cherches un rite de désintégration.

   C’est toujours au printemps. Tu as suivi une femme qui a l’âge des mères, et d’elles, aussi, le visage plein, les hanches larges. Tu l’as rencontrée chez Elisa Breton, celle qui rêve au début d’arcane 17, celle dont la structure de l’œil, surmonté d’une imperceptible lune, suffit à convaincre que la jeunesse éternelle n’est pas un mythe. Toutes les deux, Elisa, Liliana, savent que tu veux partir. Elles vont t’aider. Quelques semaines plus tard, tu es, avec ton amie S., au bord d’une autoroute en Macédoine. Vous attendez au pied d’une montagne rase sur laquelle le nom de Tito est gravé en lettres d’or. Liliana vous a dit qu’une voiture s’arrêterait pour vous conduire à Skopje. Vous plissez les yeux dans la lumière un peu trouble du matin qui floute l’asphalte en ondes liquides. Des voitures ralentissent, des hommes baissent la vitre pour vous héler (ou peut-être vous inju- rier) dans une langue inconnue, entrouvrent la portière et vous invitent à monter. Midi vient, fait scintiller les lettres d’or en reflets durs, écrase les champs de blé. Vous restez debout de peur qu’on ne vous voie pas, le maquillage de S., qui chaque jour dessine sur sa peau mate, sous ses boucles noires, les traits de Betty Boop, bouche très rouge et mascara épais, se défait peu à peu. Enfin, on vous appelle par vos noms, on vous embarque, vous traversez Skopje: une horizontale rigoureuse tracée par le fleuve, très large, métallique, immobile, et cadenassée bord à bord par les montagnes et les tours de béton. On vous laisse devant l’ancienne gare, sous l’horloge arrêtée à l’heure du tremblement de terre. Liliana vous attend. Elle vous emmène manger du fromage et des olives, vous sert une boisson d’orge fermenté qui vous fait aussitôt tourner la tête. Dans les rues où vous la suivez, vous titubez un peu. C’est une autre ville tout à coup, des rues étroites, des murs ocre qui absorbent vos ombres. Après, tu ne sais plus, tout se fond dans une sorte de stupeur, Liliana étudie les danses rituelles, elle vous entraîne, S. et toi, derrière elle, il y a donc ce couloir, les voiles dont vous devez couvrir votre tête et vos bras, puis cette salle, sur la droite, au sol d’épais tapis, des banquettes étroites le long des parois, rien d’autre, mais sur les murs, accrochées par dizaines, très travaillées, ouvragées comme des oclades ou des bijoux d’argent, scintillant sous la lumière fixe de ce midi éternel, des lames, de toutes formes et de toutes tailles, poignards, sabres de guerre, couteaux, épées, droites, courbes ou torsadées, taillées selon une très précise géométrie de la douleur, une science exacte de la pénétration, angles résistances faisceaux nerveux puisqu’ils (les derviches, Liliana vous le dit à l’oreille) les enfoncent dans leur chair au plus haut de la transe. Elle suit l’homme. Vous (trop jeunes, pas encore prêtes), on vous laisse là. Vous vous allongez sur les banquettes. Vous dormez. Après, tu te souviens de routes, de montagnes, de forêts. C’est une maison en Albanie. On vous sert des galettes très sucrées dont on enferme les restes dans un bahut de bois noir (des ours rôdent la nuit). Tôt le matin on vous réveille, on vous donne des vêtements blancs, dans des verres minuscules un alcool très fort, écœurant, et on vous fait asseoir, S. et toi, à un balcon qui surplombe la scène des noces (jardin, cour, clairière, tu ne sais plus, en tout cas c’est, à perte de vue, l’unique zone où les arbres se desserrent). Liliana est ailleurs, avec les danseurs. Vous restez là jusqu’au soir (crois-tu te souvenir). Vous avez un rôle à jouer, vous ignorez lequel, vous êtes témoins, vous ne savez pas de quoi.

   Je regarde une photo de Chris Killip: c’est, décentrée, une petite fille blonde, longues mèches en bataille, visage de lionceau, lèvres et paupières étrangement renflées. Elle porte un blouson en lycra dont la fermeture éclair est remontée sous son cou, une jupe sombre aux genoux, des chaussettes blanches, des vieilles sandales, trop légères. Autour d’elle, a waste land, à la fois dune et décharge, couvercles de canettes, amas de cendres blanches, télé éventrée, débris de bois mêlés à l’herbe sèche, balancelle rouillée. À l’arrière-plan, découpé par une corde tendue entre deux piquets et comme échoué, un tas de charbon, plus loin la mer, grise, étale, dont l’écume a la blancheur des cendres. La petite incline la tête, grave, concentrée, presque apeurée. Son bras gauche est dressé, paume tendue comme pour refuser, repousser, le droit, ouvert à l’hori- zontale, dessine très exactement ce qu’en danse classique on nomme la deuxième position. Autour d’elle, appuyé pour moitié sur ses cuisses, pour moitié sur le sol, un cerceau. Elle a un pied dehors, l’autre dedans. Peut-être (sans doute) l’a-t-elle fait tourner autour de ses hanches, pour rien, pour jouer, pour la mer vide et les choses hors d’usage. Mais ses jambes sont arquées, tout son corps tendu, son visage si grave: on dirait qu’elle se bat avec le cercle de bois, comme si elle cherchait à y entrer tout entière ou à en sortir, on ne sait pas.

   Cette petite fille au cerceau, tu as beau dire, c’est encore toi.
   Tu es encore cette enfant seule sur la terre vaine, flancs de l’Etna ceinturés par ta mère ou Irlande minière,
   et qui, grave, absente, gracieuse, joue,
   joue pour le ciel vide et la mer sans vagues, invente un jeu que nul n’a codé, un rite sans formule,
   se tient à la lisière, au point exact où le cycle peut être brisé ou perpétué, hésite encore
   (un pied dehors, un pied dedans, un geste qui refuse, l’autre qui accepte),
   et puis, soudain, danse à l’envers.



Ruine 2 (1990)

   Je jouais dans une prairie. avec moi:
   Leucippé, Phainô, Électre et Ianthé, – mélité, Iaché, Rhodia et Callirhoé, – mélobosis, Tyché, ocyrhoé fraîche comme une corolle, – Chryséis, Ianire, acasté et admété – Rhodopé, Ploutô et Calypsô – Styx la séduisante, Uranie et Galauxauré – les océanides.
   On les appelle Bathukolpoi parce que leur sein est ample, caché sous les plis de leur vêtement, et qu’on croirait à les voir les remous de la mer creusée par le vent. nous nous tenions par la main et nous dansions. nous tournions pieds nus, doigts tressés, de plus en plus vite. Je frappais la terre sèche, je la piétinais fort, et les autres suivaient, dociles, fluides. Pas de musique: nos pieds sur la terre sèche, nos souffles, parfois un cri bref un rire, la stridence des cigales, tout près le râle de la mer, grise et étale sous le soleil de midi. On tournait, tournait, pieds collés à la terre par le suc des fleurs écrasées, doigts tressés en chaîne humide, tête renversée. au-dessus de nous, très pâles, effacées par la lumière, les constellations, les bêtes soumises, écartelées, pulvérisées et, cloués membre à membre avec elles, les grands châtiés, projetés d’un bond de la nuit de la Terre à celle du Ciel et qui comme nous tournent, tournent sans fin sans fuite, brassent le cercle, glacés d’ennui. C’était la danse de puissance et je la menais, chorège, comme les autres ouvrière du monde, tisseuse du cycle. J’étais comme les autres minerai, aliment; c’était ça qu’on (les dieux les hommes) attendait de moi: nourrir le monde au lieu de le trouer. Devenir feu froid. Ricocher galet sur le ciel lisse. Et, surtout, ne pas troubler le mime. Car il aurait suffi d’un rien (écart faux pas plongeon) pour que la danse change de forme – le triangle où se fiche notre ventre, la spirale qui s’y plisse – et les honore, le triangle la spirale, pour rien, pour jouer, dans un culte sans paroles, un rite fulgurant et vain.
   Au lieu de ça je tournais, et les autres avec moi, les doigts en sueur et le corps glacé, et à chaque tour on voyait les étoiles qui devenaient un peu moins pâles, on entendait, derrière les murs, avant la mer, la ville qui s’animait, places marchés passants plus rapides, plus bruissants. Les morts qui se pro- mènent dans la cité avaient besoin de nous. À chaque tour ils reprenaient de la couleur et du poids, ils avançaient plus vite, ils avaient presque un visage. mais nous, à chaque tour, et même si ça allait si vite que nos robes, nos cheveux, nos traits se fondaient en une seule onde floue, à chaque tour on perdait un peu de forme, un peu de feu, on allait devenir air, je le sentais, puis eau puis terre, poussière gelée projetée très haut dans la cage du ciel ou tout juste bonne à coller aux semelles. ou bien alors (mais c’est pareil) on allait se retrouver dans les rues, entre les murs, alignées deux par deux entre les archères, marchant au pas, en ordre, dans nos robes blanches d’épousées, puis lourdes et lentes avec nos ventres gravides, hochant dociles nos crânes rasés, disant oui,
   oui à tout, aux astres piégés et au défilé des morts, aux rites utiles et aux formules creuses, aux rumeurs, aux marchés, aux cadences et aux lois, oui à l’ordre, oui au cycle, à tous les cycles, celui qui fait tourner les grands damnés du ciel nocturne comme des petits rongeurs dans leur roue, celui qui change le grain en herbe, l’herbe en blé, le blé en merde, celui qui plie et déplie la mer comme une vieille nappe, celui qui tue le feu en terre, celui qui fait danser les filles pour mieux les enchaîner, celui qui alourdit puis vide leur ventre, celui qui règne sur leur sang.
   J’ai serré les dents. J’ai enfoncé mes ongles dans les mains liquides que je tenais, fiché ferme mes pieds en terre: j’ai tout arrêté. Un instant la ronde a oscillé comme une flamme soufflée, nous aurions pu tomber, nous abattre l’une sur l’autre château de cartes reines de trèfle, mais il était encore trop tôt, nous sommes restées un instant immobiles dans un parfait silence, plus de cris de souffles ni de vagues, et puis, soudain, j’ai fait le premier pas d’une ronde catastrophée.

Used by permission of Mercure de France.