Valets de nuit

Corinne Hoex

Artwork by Simone Rein

Le pompiste

Simple dans sa mise et d’une exacte propreté, il sentait le savon de Marseille.
—Anatole France, Le Petit Pierre


Cette nuit, j’ai rêvé de mon pompiste. Il était épris de moi et il savonnait ma voiture. J’étais installée au volant et lui, à l’extérieur, frottait à larges gestes. Son éponge moussait, moussait et il couvrait de cette mousse le toit, les portières, les vitres.

Je ne voyais plus rien. J’étais retranchée du monde. Je sentais autour de moi sur la carrosserie les mains de mon pompiste qui passaient et repassaient leur éponge savonneuse.

Soudain, mon pompiste s’est trouvé assis à côté de moi sur la banquette. Nous étions tous les deux à l’abri des regards, cachés sous l’épaisse mousse blanche.

Les autres véhicules klaxonnaient, klaxonnaient. Mais le pompiste et moi étions invisibles. Et j’aimais beaucoup l’odeur du savon sur ses mains humides.

J’ai rêvé de mon pompiste et rien ne sera plus pareil. Quand je l’ai vu ce matin à la station-service et qu’il m’a demandé « Je vous fais le pare-brise ? », j’ai eu si brutalement d’être une éponge, une éponge dans sa main, et j’ai senti le choc de l’eau glacée du seau où il m’a plongée avant de me caresser sur la vitre.



Le dresseur d’otaries

Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau.

—Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal


— Pourquoi ne rêvez-vous jamais de moi ? demande Herbert, le dresseur d’otaries. Je suis bel homme pourtant. Voyez ma jaquette rouge. Mes épaulettes frangées. Mes brandebourgs dorés. Vous n’aimez pas mes brandebourgs ? Et mes bottes ? Mes hautes bottes écarlates ? Allons, faites un effort : rêvez de moi !

Il en a de bonnes, ce Herbert ! Il est là à parader au milieu de la piste sous le regard confiant de ses dix aimables bêtes de cirque, ces dix dociles pinnipèdes au beau visage souriant qui, vibrisses frémissantes, l’interrogent gravement de leur grands yeux humides. Vraiment, il ne doute de rien ! Le monde est à ses pieds ! Ses désirs sont des ordres !

— Faites un effort ! Rêvez de moi !

Mais oui, Herbert, bien sûr ! Il n’y a qu’à demander ! Je rêve sur commande ! Bientôt, moyennant un peu d’exercice, je ferai pirouetter un ballon sur mon nez, je me trainerai en dodelinant d’un bout de l’autre de la piste, je me hisserai, grasse et luisante, sur un de vos tabourets rouges et jaunes et j’applaudirai Herbert à toute volée dès son entrée en scène en battant des nageoires.

Comme, en dépit d’un persistant relent de hareng, ce cher Herbert—je suis contrainte de l’admettre—jouit d’une avantage plastique, la nuit dernière, cependant, j’ai fait ce que j’ai pu. Franchement, j’ai essayé. J’ai pensé très fort à des brandebourgs d’or et des bottes rouges. D’ailleurs, j’y étais presque. J’ai frôlé Herbert dans mon rêve. Puis ça a dévié. Légèrement, mais tout de même . . . Ce n’était pas Herbert.

En vérité, j’ai nagé avec un éléphant de mer. J’étais sous lui. Contre lui. Ventre à ventre. Ma peau nue sur son pelage de phoque. J’avais pris soin d’enfoncer mes cheveux dans mon bonnet de bain car la grande bête sauvage aimait plonger profond.

L’animal semblait accueillir de bonne grâce ma présence, évoluer avec souplesse et, très obligeamment, remonter de temps en temps à la surface pour que je reprenne de l’air. De mon côté, je m’agrippais de toutes mes forces et collais ma poitrine au torse de la bête.

Cela vous recharge remarquablement, un éléphant de mer. Vous en ressortez toute vivifiée. Bien plus qu’avec un dresseur d’otaries en redingote à brandebourgs, même chaussée de bottes écarlates.



Le chasseur

Les arbres des forêts sont des femmes très belles
Dont l’invisible corps sous l’écorce est vivant.
La plus pure eau du ciel les abreuve, et le vent
En séchant leur cheveux les couronne d’ombrelles.
—Pierre Louÿs


Je suis une forêt ténébreuse. Je de grands arbres aux racines noires, des taillis profonds et de sombres futaies, des ravines, des broussailles, des orties, et des ronces. J’ai des hêtres immenses, des chênes orgueilleux. J’ai des clairières aussi, des trouées d’herbe tendre où la lune pénètre et caresse mes mousses. J’ai des fées, des sorcières, des ogresses, des elfes. J’ai des divinités, des nymphes, des ondines et de charmantes dryades qui paressent mollement parmi les frondaisons. Et j’ai des biches, bien sûr, des renardes, des louves, des fourmis, des libellules, des mouches et toutes sortes d’insectes qui rampent et qui volent et que vous ne voyez pas. Je suis une forêt toute peuplée de mystère, emplie de frissons d’ailes, de vols silencieux, de bonds légers, de tressaillements, de cris de bêtes. Une forêt vivante avec ses bourdonnements, ses hululements inquiets, ses appels affolés.

Cette nuit, pourtant, je suis une forêt qui retient ses murmures, je refrène mes ramages, je réprime mes bruissements. Car je suis, cette nuit, une forêt amoureuse qui guette et qui attend.

Il est là. À l’orée. Ce n’est pas un botaniste. Son pas est trop rapide. D’ailleurs, il n’a pas cette façon délicate de cueillir entre deux doigts une de mes fleurs d’endymion, ni ce geste délicieux d’effleurer en passant les frondes de mes fougères. Non, ce n’est pas un botaniste. Du reste, il ne tient pas d’herbier.

Ce n’est pas un bûcheron non plus. Son pas est trop guerrier, et il n’a pas de hache. Que porte-t-il à l’épaule, qui n’est pas un outil et semble menaçant? Une arme! Un fusil! Notre homme est un chasseur! D’ailleurs, il est pressé et fonce, le cou tendu—Taïaut! Taïaut!—, droit devant lui. Il entre dans mon rêve sans même me regarder, avec une insolence de chasseur authentique, foule mes jacinthes bleues, piétine mes primevères. Il entre dans mon rêve sans voir que c’est un rêve.

Je lui barre le chemin d’une de mes branches basses. Il s’y cogne le front. Va-t-il enfin me voir? Mes ronces s’épaississent et lui coupent la route. Va-t-il maintenant me voir? Je le sens rudement qui arpente mes sentiers—Taïaut! Taïaut! Taïaut! Taïaut! Il m’inspecte et furète, me fouille, me sillonne. Et son pas est nerveux, son humour s’exaspère. Je me fais dense, drue, touffue, impénétrable. Je me fais luxuriante, ombreuse, enchevêtrée. Et mon chasseur s’affole. Mon chasseur voudrait fuir. Mais toujours mes fourrés, mes halliers, mes buissons, mes arbrisseaux d’épines l’obligent à s’arrêter.

Mon chasseur est perdu. Il se sait prisonnier. Enfin il ralentit. Enfin il abandonne. Enfin son pied trainant doucement me caresse.

Il pose son fusil, détache sa cartouchière, retire ses hautes bottes, s’allonge dans mon sous-bois, se roule sur mes mousses. Il goûte leur volupté, leur moelleux, leur velours et les moiteurs exquises qu’enfouit mon sol humide. Il s’étire, gémit, bâille, contemple mes feuillages qui se penchent sur lui comme une chevelure, respire leur parfum et leur fraicheur vivante toute envahie de nuit. Mes dryades soupirent à la cime des arbres.

Dans la lueur muette d’un blanc rayon de lune, mes fougères indiscrètes se déroulent pour le voir, mes libellules le frôlent de leur vol qui furète et je sens contre moi les battements de son cœur. Jusque dans mon humus, jusqu’au fond de mes tourbes, jusque sous mes racines, je sens sa vie frémir.



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