Du Livre des ciels

Leslie Kaplan

J’ai un poste dans un atelier, près du quai d’une ancienne gare. Le fleuve est proche, avec les marchandises.

L’atelier est petit, très dangereux. Caoutchouc. Au fond, un escalier, une fenêtre fendue. Les femmes traînent. Elles ont des gants spéciaux.

Une femme est partie, je l’apprends. Des histoires, c’est confus.

Je déjeune dehors, je préfère. Oeufs durs et café. Le ciel est mou. Je regarde les petites vagues du fleuve, le sable, les grues.

Grues minces, perpendiculaires. Il y a un homme tout en haut assis dans sa cabine, je le vois, penché, derrière son plastique.



*

Je l’attends à la sortie du métro. C’est le soir, le ciel bascule. Les gens se parlent.

Il arrive en blouson, la cigarette déjà allumée. Je le regarde monter les marches. Mouvement violent. Quelque chose s’ouvre et reste perdu. Ciel clair, transparent.

On sort sur une petite place étroite au milieu des réverbères. Au coin il y a un magasin de décoration intérieure, rouleaux de papier, accessoires. Sur les murs, les affiches de la ville.

C’est un moment du soir, ambigu et net comme un point.
Autour, les gens, leur incertitude.



*

Il m’emmène voir sa mère. Elle demeure en banlieue.

C’est une petite maison, avec deux étages. Les murs sont peints en bleu et rose. Je suis assise, invitée.

Espace plein de la maison, et rapiécé, cousu. Partout, des rideaux. La radio marche sans arrêt.

On dort dans le grand lit, en haut. C’est un lit familial. La mère dort en bas.

Autour, les champs, les pommes de terre marron. Quelques immeubles dispersés. Je regarde les enfants qui rentrent. D’autres restent, sur les balcons.



*

Je vais dans une fabrique de câbles. C’est un essai.
Dans la loge, la gardienne. Elle a son chien.

L’atelier est grand, très simple.
Longues tables plates en bois et l’air qui flotte, retourné.

Je suis avec une jeune femme obèse et blonde, qui dit toujours la vérité. Le matin, je lui paye le café, c’est chacune son tour.



*

A midi je me promène près du canal. Il ya des arbres, un pont.
En face, une usine, en briques.

Briques faciles, régulières. On dirait une cloison.

L’usine est vieille, manufacture. C’est un cadre désuet, les arbres, le canal.

Je croise des filles devant la porte. Elles sont toutes en blouse blanche, elles prennent l’air. Des pinces très fines dépassent de leurs poches.



*

On a souvent rendez-vous en haut de la rue.
C’est un carrefour hétéroclite, ouvert.

Au loin, un immeuble inachevé, une construction.
Les fenêtres sont dessinées, des trous.

La rue longe un hôpital, nom historique. Une cheminée rigide sort du fond.

Des femmes passent, très belles, avec leur veste sur les épaules. Je vois leur air étonné, leurs colliers en or.

Monde en fissures, ruines intérieures. Des palissades en bois.
Derrière, c’est la production.



*

La petite maison, la pièce. J’entre dedans.
Tout le monde est là. Murs et sièges, rideaux.
C’est compact, massif.

Je mange. Les noms et les verbes peuvent circuler.
Tout le monde est là, visage contre visage.

La nourriture est très bonne, très lourde.
Corps d’animaux avalés, avec les légumes.
Des crèmes aussi, au lait.
Tout le monde mange.

Les murs sont loin, loin. La radio est silencieuse.
On est enveloppé, quand même. Je sens le papier peint.

Des fils invisibles du décor, il n’y en a pas.
Il y a les yeux, et la haine, sans objet, tolérante.