Hanoï, mutismes

Valentine Goby

Artwork by Robert Zhao Renhui

1997. Je ne suis pas revenue depuis un an. Le premier lieu à retrouver, c'est une femme : Chi Dung, sa table de plastique rouge entourée de petit tabourets près du sol, le sol jonché de carrés de papiers gras fins comme la peau. Chi Dung, son coin de trottoir au bas de l'université de Bach Khoa, sa marmite noire, fumante, qui sent bon le potage, les os cuits, la coriandre. Elle sort le poulet brûlant du bouillon, sa peau jaune et grasse. Elle le découpe avec les doigts, passant l'index entre les articulations, elle tire, les membres viennent sans effort, elle en sépare la chair, soulève les blancs, un à un, sans les abîmer, surfaces lisses et luisantes en forme de petits pains, elle détache les pattes, la tête avec des gestes lents, précis, elle sourit. Elle coupe au couteau des lamelles dans la viande, les jette au fond de larges bols sur des pâtes de riz froides, et verse par-dessus une louche de potage chaud où nagent des bulles grasses. Je connais par cœur chacun de ses mouvements, Hanoï pour moi commence par eux, rituel immuable d'une année où, chaque soir, et presque sans parler, je me suis assise là, en face de Chi Dung, et j'ai mangé pour 3000 dongs un bol de pho'.

La nuit Hanoï n'est pas une ville. Elle a changé peut-être, en deux ans, mais en 1995, la nuit, c'était des petites lueurs flottantes à ras du sol, qu'on sentait sous les pieds sans jamais le distinguer vraiment, pas d'éclairage public ou alors rare et minimal. Des visages dorés par les flammes, penchés sur quelque chose qu'on ne voit pas, des lampes à pétrole parfois, la mèche courte, l'huile basse, quelques néons aussi, enseigne du magasin de glace, petit restaurant en terrasse au-dessus du lac Hoan Kiem. Pas un bruit. Les moteurs arrivent de très loin dans un tel silence, et ils ne sont pas nombreux, motos qui glissent dans le noir, le phare balayant les tables miniatures des marchands de trottoirs, vendeurs de cigarettes à l'unité, de soupe, d'œufs, de beignets de banane, marchande de poids devant leurs balances, toute une foule invisible, chuchotante, avec des tintements très doux de louche contre les casseroles, des claquements de langue, le son feutré des vélos en roue libre, des xe om, les taxis-motos, en sous-régime, toujours proches de caler.

La joie de Chi Dung n'est pas plus sonore. Nous avons garé la moto, Pierre-Gaspard et moi, contre le tronc d'un arbre où grimpent des cafards ailés longs comme la paume, nous nous sommes assis à sa table, elle a levé les yeux, son visage s'est illuminé, subitement, la joie est un sourire avec les dents ici, un jappement discret, éphémère em Pierre, em Valentine! un effleurement des doigts. Voilà tout. Après un an d'absence. Elle n'a rien demandé, elle a sorti deux bols, elle s'est souvenu que pour nous c'est une pho' au poulet delux, avec un œuf cassé dans le bouillon. Elle découpe à la main une volaille juste cuite, elle nous réserve le blanc du dos, le plus charnu et le plus tendre.

J'ai bien vu, à côté, la boutique. Un photographe s'est installé sous un néon bleu criard. Pour l'instant, je ne pose pas de question. Avant, c'était chez Chi Hang. Il y avait, sur le seuil, deux tables, plus petites que celles de Chi Dung, et quatre tabourets. Chi Hang, son visage rond et blanc et lisse et lumineux comme la pleine lune, servait des jus de pastèques glacés un peu trop sucrés, des ca fé sua au lait concentré, des ga to cua, viennoiseries en forme de crabe, autre nom du croissant dont elles avaient vaguement la forme mais ni le goût, ni la consistance, et qu'on mangeait à la cuiller dans une assiette de céramique bleu ciel, mâchant la mie collante au parfum de noix de coco. On passait là après la pho', immuablement, et tous les matins, pour le petit déjeuner. On ne se disait pas grand chose. Je suis restée des heures assise sur ce seuil à regarder la rue, les premiers jours de mon séjour, et les jours sont devenus des semaines. Pendant longtemps j'ai été incapable de prononcer un mot, six accents différents pour une même syllabe, labyrinthe de contresens et de fautes d'oreille, indéchiffrable langue, je ne pouvais ni me diriger seule, ni demander mon chemin, prononcer un nom de rue, de quartier, rien. Et puis les frontières venaient à peine de s'ouvrir, personne ne parlait autre chose que ce vietnamien désespérant. Je m'asseyais avec mes jus de pastèque et mon cahier, Chi Hang et moi on échangeait par signes, elle souriait, cette chaleur rendait supportable le silence, mon silence forcé.

Je vois bien que Chi Hang n'est plus là. Je ne connais pas le visage de ce photographe qui a pris sa place. Je me mords la langue. Hanoï est lente, prudente. Tout étranger y reste étranger et nous ne faisons pas exception. J'attends, la question à Chi Dung, dès maintenant, serait trop abrupte. J'attends le moment ; malgré mon vietnamien courant, je me force au silence.

Tant de silences encore, dans le dédale des quartiers nord où j'ai marché tout à l'heure, morts la nuit, rues de boutiques et d'artisans couchés derrière les rideaux tirés ; les quartiers qui longent le fleuve sont pleins d'ombres mouvantes, elles n'effraient personne, les sandales effleurent la boue sèche, et disparaissent. Les étrangers aiment Hanoï, la douceur des visages, les murmures. Ici, la joie se tait, et le malheur. Il y a les sourires des hommes et des femmes, ils portent ce masque à toute heure du jour, et de la nuit, et de la vie. C'est tout le corps qui se concentre dans l'effort du visage, sourire, toute la ville, pour ne pas hurler sa peine, j'essaie de réfléchir, en un an, ai-je entendu quelqu'un crier ? Il y a eu cet homme saoul de l'autre côté de la route, qui me demandait de le rejoindre. Ces femmes, qui m'ont jetées des pierres. Mais les cailloux qui frappaient mon casque s'échappaient de gestes retenus, d'une colère rentrée, douloureuse. Tant de dissimulations, à Hanoï. Il y a ces femmes cachées dont la dictature, par honte, a gommé l'existence, ces prostituées d'Etat qu'on prend la nuit dans des lieux clos, le foie saturé d'alcool, derrière le pont, tais-toi. Ces gamins, Lâm, Khanh, Thang, Hau, qui cirent des chaussures en sifflant, ils n'ont pas l'air d'enfants des rues, pas encore, le mot est interdit. Tellement de mot sont interdits, le silence est profond ; pages de journaux censurées dans l'indifférence, expositions biffées d'un coup de crayon dont on n'entendra jamais parler, elles n'ont pas existé, elles sont déjà mortes, il n'y a pas de drame, justes de petits avortements de la pensée ; Freud n'existe pas, ni ces milliers de gens de plume exilés à l'étranger, gens de pinceau, de zoom et de pellicule, la pensée s'efface, agonie muette, en douceur, ou bien circule planquée sous les manteaux en livres photocopiés venus d'Ho Chi Minh Ville, pour qui l'on risque la prison, tais-toi. Il y a ce corps gelé d'Ho Chi Minh, couché dans la glace, son corps est dur et silencieux et les gens passent en longue file muette devant le cadavre. Les corps enferment tellement d'horreur ; silence, oubli nécessaires pour ne pas vomir la douleur, celle qu'on ne reconnaît pas à vue d'œil, faite d'image indélébiles, peaux brûlées au napalm, gorges tranchées dégouttant de sang, bébés monstres, il y a ces hommes sans nez sans oreilles, ces bras d'un mètre cinquante qui traînent sur la chaussée, il y a tout ce qui est tu, les viols, les enfants explosés à la grenade, les femmes enceintes au ventre déchiré, des survivants fous ou bien changés en gouffres de silence. Tais-toi.

Chi Dung ne dit rien. J'ai peur. Elle me verse une deuxième louche de bouillon, y casse un œuf, je me dis mange, remplis ta bouche, elle ne veut pas que tu parles, alors je saisis entre mes baguettes le globe jaune ébouillanté, je le glisse entre mes lèvres, il crève et se répand sur ma langue ; il a un goût de fer, de sang, qui me soulève le cœur. Chi Dung, je dis, où est Chi Hang ? Chi Dung gratte la carcasse du poulet qu'elle a entièrement décharné, elle la jette dans l'eau bouillante. « Elle est morte ». Morte ? Elle pose un poulet mort sur la table, elle le plume, lentement. Morte de quoi, Chi Dung ? « Je ne sais pas ». Mais quand ? « Il y a un mois ou deux, j'ai oublié ». Chi Dung disparaît dans sa petite cahute, tenant le poulet par le cou. Sa fille la remplace. La nuit tombe sur Hanoï, vraiment. Je sais que je ne vivrai plus ici. Je hais le silence.


This translation of Valentine Goby's 'Hanoi, Silences,' an essay from Petit éloge des grandes villes (Gallimard, 2007), is published with the permission of the author and Gallimard.