Terre Sainte

Mohamed Kacimi

Photograph by Sherman Ong

LES PERSONNAGES

IMEN, la jeune fille
ALIA, la femme de Yad
YAD, le mari
AMIN, leur fils
IAN, le soldat, habillé en civil

Une ville en état de siège. On entend la mer de partout, mais personne ne peut y mettre les pieds. Il y a un ciel chauffé à blanc, occupé par des nuées de corbeaux. Dans la ville blanche, il n'y a pas de couleurs, pas de sable, pas d'accents, pas de parfums, pas de visages et pas de costumes étrangers. Il n'y a pas non plus ni arak, ni pistaches, ni narguilé, ni glaçons, et encore moins d'eau. Il ne reste qu'un vieux jeu de cartes. Ni les soldats, ni les barbelés, ni la guerre ne sont visibles à l'oeil nu.

1.

IMEN: Mais foutez-moi la paix!

IAN: Ouvrez, ouvrez!

IMEN: Je vais crever à force d'ouvrir.

IAN: Ouvrez, pour la dernière fois, ouvrez! (Entre Ian, très calme. Il parcourt lentement la pièce.) Qui a mis le feu?

IMEN: Quel feu?

IAN: Qui a mis le feu aux pneus?

IMEN: Je veux dormir, dormir rien qu'une fois pour de vrai.

IAN: Et le drapeau, qui a mis le feu au drapeau?

IMEN: Quel drapeau?

IAN: Notre drapeau.

IMEN: Votre drapeau, ça ne me regarde pas.

IAN: C'est quoi ça?

IMEN: Le sac? Des photos de ma mère.

IAN: Non, pas avec les mains, ne bouge pas, mets-toi là, enlève tes chaussures, prends doucement le sac avec le pied droit, tire-le, il est fermé? Mets tes orteils dans les poignées, écarte doucement les jambes, voilà, c'est bon. (Il tire des photos du sac.) C'est elle? C'est la toubib?

IMEN: Oui.

IAN: Elle est où?

IMEN: Elle a disparu hier.

IAN: (il regarde de nouveau la photo) Elle a disparu où?

IMEN: Au check point.

IAN: Y a pas eu de mort au check point, hier.

IMEN: J'ai dit "disparu."

IAN: Ton père, il est où?

IMEN: Chez vous.

IAN: Il en a pour combien?

IMEN: À vie.

IAN: Tant pis pour lui. Elle était bien foutue. Il range une des photos dans sa poche.

IMEN: (Elle tente de lui arracher la photo) Rendez-moi ma photo.

IAN: Pourquoi tu as peur? Je suis un gentil garçon. Pourquoi tu me regardes comme ça, je n'aime pas ça, ce regard noir. Qu'est-ce qu'il y a dans ces yeux noirs, tu peux me le dire ce qu'il y a dedans?

IMEN: Y a rien, y a rien dedans, y a rien, y a que des cernes, y a que la télévision, c'est tout, que des bêtises dans les yeux, que des clips, y a que des clips des Soap Kills dans mes yeux.

IAN: Quand quelqu'un a des yeux noirs c'est qu'il est pas clair, par clair du tout. Arrête de me fixer comme ça. Je vais te les arracher tes yeux, je vais les prendre entre mes doigts, je vais les faire péter comme une noix pour voir ce qu'il y a dedans. Tu connais Stravinski?

IMEN: Stravinski?

IAN: Tu n'aimes pas la musique, ça se voit dans tes yeux, tes yeux, je vais les faire exploser comme une tirelire, pour voir ce qu'il y a dans le ventre de ton petit cochon. Arrête de trembler, je te dis, je suis un gentil garçon. (Il lui rend la photo.) C'est quoi ces taches de sang par terre?

IMEN: C'est le sang de Jésus.

IAN: Tu te fous de ma gueule?

IMEN: C'est Jésus, mon chat, mon chat de gouttières. Il a sauté sur la tourelle du char qui est en bas de la maison, il a griffé la tourelle du blindé, le soldat a eu très peur, il est sorti furieux du char, il a pris Jésus. D'une main, il lui a brisé une patte, comme ça, comme une paille, j'ai emmené Jésus chez le vétérinaire, il lui a arraché les griffes et lui a mis des pansements. Depuis, Jésus a pété les plombs, il court partout, il cogne ses pattes partout, il laisse partout des taches de sang, sur mon lit, par terre, sur mes vêtements. IAN Il est où ce Jésus qui fout du sang partout?

IMEN: Chez Alia ma voisine, la sage-femme.

IAN: Je vais voir ça.

IMEN: Pourquoi vous avez peur des chats?

IAN: Nous aussi on a le droit d'avoir la trouille.

Il sort. 


2. 

Entre Alia.

ALIA: Imen! Je n'en peux plus.

IMEN: Tu tombes bien, Alia, moi non plus.

ALIA: Cette fois c'est trop.

IMEN: Tous les jours, c'est trop.

ALIA: Je parle de ton chat. Les soldats, ils ont débarqué chez moi à deux heures du matin pour vérifier ton histoire. S'il remet les pattes dans mon salon, je le jette par la fenêtre sous les roues du blindé.

IMEN: Tu crois que c'est facile d'être un chat de gouttières sans griffes dans cette putain de Terre sainte?

ALIA: Le tissu de Damas blanc qui recouvre mon canapé, tu sais à quoi il ressemble maintenant? À un tampax, je te dis, un tampax à cause de Jésus.

IMEN: Si quelqu'un touché à un poil de mon chat, je l'étripe, je le tue.

ALIA: Tu ferias mieux de prier pour qu'on retrouve ta mère au lieu de penser à ton chat.

IMEN: Ma mère se débrouille toujours, mais mon chat c'est tout ce qui me reste, moi.

ALIA: Tu peux pas dire ça, il te restera toujours la patrie. La patrie, c'est tout.

IMEN: La patrie? Tu sais où je me la mets, ta patrie?

ALIA: Je vois, elle est à bonne enseigne. 

IMEN: Ma seule patrie c'est mon chat; ça griffe, ça ronronne, ça miaule, ça te câline quand ça a faim et ça te fout la paix quand c'est rassasié. Tu connais une Terre promise aussi belle qu'un chat? (
Un temps.) Faut que je te dise une chose.

ALIA: Non, tu ne m'auras pas.

IMEN: Si! Je t'aime.

ALIA: Ce n'est pas grave, j'oublie, j'oublie facilement tu sais, je vais laver le tissu.

IMEN: (Allumant le narguilé) Tiens, goûte-moi ça.

ALIA: Fais voir? (Elle tire sur le narguilé) C'est quoi?

IMEN: De la pomme d'Égypte.

ALIA: Je sens déjà le Nil.

IMEN: Mais tiens-le droit, le tuyau, Alia. Le narguilé c'est comme le sexe, plus c'est raine mieux ça vaut.

ALIA: Il faudrait que tu arêtes la télévision, Imen.

IMEN: Moi, je tire un coup sur le narguilé, je pars loin, très loin.

ALIA: Tu es partie où?

IMEN: Je suis à Carcassonne, à Carcassonne.

ALIA: C'est quoi ça?

IMEN: Tu ne connais pas Carcassonne? Tu ne sais pas ce que tu rates. J'ai voulu passer la frontière ce matin pour acheter des concombres pour mes cernes, c'est une obsession, je sais. Au check point, je suis tombée sur les haut-parleurs qui hurlaient: "Tout le monde à genoux, avancez doucement sur les genoux, les homes relevez lentement les tee-shirts avec le bout des doigts de la main gauche, les femmes ouvrez les chemisiers avec la main gauche, avancez tous lentement sur les genoux, la main droite derrière la tête." Il pleuvait, de la folie, les soldats arrêtent un vieux pour fouiller son sac de pommes de terre, ils tâtent une à une les patates. Le vieux rigole, il me prend par le bras: "Ce n'est rien ma fille, laisse-les fouiller les patates, c'est leur destin de fouiller nos patates. Je rentre de France. Ce qui est très beau là-bas, c'est la route de Carcassonne. Tu sais, sur la route de Carcassonne, tu roules sur une route très large, où il y a plein de voitures. À un moment, tu t'arrêtes et tu prends un petit papier, après tu roules, puis tu t'arrêtes encore et tu paies. Après tu quittes la très grande route. Dans les check points en France, on paie tout le temps, mais on en reçoit jamais de coups."

ALIA: Et les concombres?

IMEN: Pas une rondelle, le soldat ne m'a pas laissée passer.

ALIA: (
Elle lui passe la main sur le visage) Tiens, je ne l'avais pas vue celle-là.

IMEN: Encore?

ALIA: Elle se voit à peine.

IMEN: Si chaque jour je me chope une ride, je suis bonne pour la casse dans un an.

ALIA: Tu te maries quand?

IMEN: J'attends qu'il sorte...

ALIA: Il en a pour combine?

IMEN: Cinq ans au minimum. 

ALIA: Ça passé vite.

IMEN: Tout passé vite, l'amour, la vie, les rêves, la mort, tout passé, sauf les cernes, ça ne passé pas, ça ne passé jamais.

ALIA: Si tu fais des enfants, fais-en huit, s'ils t'en tuent quatre, il t'en restera toujours la moitié.

IMEN: Je ne suis pas folle.

ALIA: Le destin est entre les mains de Dieu, c'est Lui seul qui sait. (On entend le bruit d'une fusillade.) Ça reprend.

IMEN: Mon destin, je le garde entre mes mains, comme ça je suis plus tranquille. Je ne sais pas ce qu'ils peuvent encore bombarder. Il ne reste plus rien.

ALIA: C'est drôle, chaque fois qu'ils nous bombardent, je ressens une petite faim.

IMEN: Il me reste que du yaourt à 0%.

ALIA: J'aime le yaourt. C'est une roquette?

IMEN: Non, un missile! Qu'est-ce que tu prends d'habitude comme yaourt?

ALIA
: Du grec toujours.

IMEN: T'as tort.

ALIA: Pourquoi?

IMEN: Le yaourt grec c'est mortel pour le cul.

ALIA:C'est un missile?

IMEN: Non, une roquette.


3. 

Entre Yad.

YAD: Alia, Alia, il est où l'arak ?

ALIA: Il n'y a plus d'arak, mon cœur.

YAD: S'il n'y a plus d'arak, l'Orient est mort.

IMEN: Viens là, mon chat.

YAD: La nuit tombe, il faut faire quelque chose.

ALIA: Il n'y a plus rien à faire.

YAD: Il faut passer la frontière.

ALIA: C'est le blocus total. Ils tirent sur tout ce qui bouge.

YAD: Le tunnel, il reste le tunnel.

IMEN: Ils l'ont dynamité, le tunnel.

YAD: Il reste bien une goutte.

ALIA: Il ne reste plus un sou, Yad.

YAD: Et tes accouchements ?

ALIA: Pousse, pousse, pousse, ma fille. J'ai passé trois heures à hurler. Enfin le bébé tombe. Je lui coupe le cordon. Le mari me prend par la peau du cou, il me jette à la rue, comme un sac-poubelle.

IMEN: C'était un mort-né ?

ALIA: Non, une fille.

IMEN: Quelle catastrophe naturelle !

ALIA: Maintenant je sais, il suffit qu'une femme ouvre les jambes, il suffit que je jette un coup d'œil sur son ventre pour savoir si c'est un garçon ou une fille. Quand c'est une fille, je sens comme un orage sur le sexe de la femme, un grand orage. Je le sens très fort. Je ne me trompe jamais. Les filles, c'est comme la mort, je les vois venir de loin.

YAD: Il reste bien une goutte, une petite goutte. Les hommes qui traitent les femmes comme des chiens ne doivent pas s'étonner si on les traite comme de la merde... Une goutte pour faire monter la nuit. Une goutte pour faire venir la mer, là, à mes pieds. Une goutte pour lécher la Voie lactée... Une goutte...

ALIA: Tiens, lèche plutôt ce fond de yaourt, tu manques de magnésium.

IMEN: Vous entendez ?

ALIA: C'est quoi ?

YAD: Rien de grave, c'est les hélicos.

ALIA: Il faut ouvrir les fenêtres pour le souffle.

IMEN: Je ne ferme jamais les fenêtres à cause du souffle.

YAD: Ils vont où ?

ALIA: Vers la mer, on dirait.

IMEN: Vers le sud.

ALIA: Pourquoi ils bombardent cette nuit ? Il ne s'est rien passé.

YAD: Ils bombardent parce qu'il ne se passe rien. Ils nous bombardent parce qu'on attend un arak qui ne vient pas. Ils nous bombardent parce que nos verres sont vides. Ils nous bombardent parce qu'on ne sait plus quoi dire.

IMEN: C'est tombé où ?

ALIA: Pas loin, pas loin, tu sens ? La maison tremble.

IMEN: Calme, mon chat, calme.

YAD: Il y a une forte odeur.

ALIA: Une odeur de brûlé, il y a un grand, un immense incendie, en face. C'est l'hippodrome qui brûle, ils ont bombardé l'hippodrome. Plus de lumière...

YAD: Une goutte, rien qu'une goutte et je pisserai par la fenêtre jusqu'à faire noyer leurs hélicos.

ALIA: Lèche ton yaourt, mon cœur, lèche.

IMEN: La lumière revient.

ALIA: Les hélicos, les hélicos, ils foncent sur nous, j'ai leurs projecteurs dans les yeux. (L'air des appareils soulève tout dans la pièce.) Tout ce bruit, je n'en peux plus, il n'est de Dieu que Dieu, Yad, nous allons mourir.

YAD: Mon Dieu, quelle routine!

IMEN: J'ai la tête qui explose. Non, Jésus, non reviens.

Jésus saute sur les genoux d'Alia.

ALIA: Bas les pattes, sale bête, fous le camp.

Elle donne un grand coup à Jésus.

YAD: Les hélicos...

IMEN: Je m'en fous des hélicos ! T'es dingue ? Tu lui as foutu la trouille. Tu vois comme il tremble ?

ALIA: Mon chemisier en soie, tu as vu dans quel état il l'a mis ?

YAD: C'est la vie Dolorosa.

IMEN: Le sang des chats n'est pas indélébile ! Tu imprègnes les taches avec du peroxyde d'hydrogène 3%, tu frottes la tache, tu rinces à l'eau froide, ça part tout de suite...

ALIA: Mais sur la soie, ça ne marche pas.

IMEN: Quelle idée de mettre de la soie quand on est sous les bombes.

ALIA: Tu voulais que je mette quoi, de l'acrylique ? Manquerait plus que ça: tu ne sais pas que si tu es habillé en acrylique et que tu meurs, tu as un cadavre qui pue tout de suite ?

YAD: Ils s'éloignent. Imen, tiens, cours chez Joseph, il ne ferme jamais. Dis-lui de te donner une bouteille d'arak, l'arak de Zahlé, il sait.

Imen sort.

ALIA: Tu es fou, on n'a plus rien, et tu jettes vingt dollars par la fenêtre.

YAD: Ce n'est pas parce que nous avons perdu notre terre que nous allons renoncer à notre ivresse.


4.

ALIA: Il faut que je te dise.

YAD: Je sais.

ALIA: Tu sais quoi ?

YAD: Je sais d'avance tout ce que tu ne me dis pas.

ALIA: C'est vrai.

YAD: Ça nous fait trente ans.

ALIA: Quel amour !

YAD: Trente ans d'amour, ce n'est plus de l'amour, c'est de la fonction publique.

ALIA: Tu te souviens de tout ?

YAD: Je me souviens de tout.

ALIA: Qu'est-ce qu'elle porte comme chaussures, Imen ?

YAD: Des chaussures noires, en chèvre, avec des lacets très fins, le lacet du pied gauche commence à s'effilocher et le talon du pied droit est légèrement élimé.

ALIA: Et notre première rencontre ? Tu te souviens ?

YAD: Ah, non, pas ça.

ALIA: Qu'est-ce qui te prend,Yad ?

YAD: Tu le sais bien, les souvenirs de couple, ça me donne des rhumatismes.

ALIA: On en a vu des choses.

YAD: Qu'est-ce qu'on n'a pas vu surtout.

ALIA: Est-ce que tu m'aimes toujours ?

YAD: À la folie, comme d'habitude.

ALIA: Je ne le sens pas vraiment.

YAD: Je ne peux pas faire plus que ça.

ALIA: Pourquoi ?

YAD: C'est la guerre.

ALIA: Elle a bon dos la guerre.

YAD: Il faut bien qu'elle nous serve à quelque chose.

ALIA: Elle tarde, Imen.

YAD: Elle se débrouille toujours.

ALIA: Yad, il faut que je te dise quelque chose.

YAD: Dis-moi.

ALIA: Il faut qu'on se parle.

YAD
: Alia, mon amour, quand deux êtres qui s'aiment se disent « il faut qu'on se parle » ça signifie qu'ils n'ont plus rien à se dire.

ALIA: Moi, je veux des preuves d'amour.

YAD: Quelles preuves ?

ALIA: Des chaussettes.

YAD: Quelles chaussettes ?

ALIA: Ça fait des années que tu promets de m'acheter des chaussettes.

YAD: Et celles de Nicosie ?

ALIA: Elles ont fondu.

YAD: Ce n'est pas une glace, des chaussettes en pur fil d'Écosse achetées à Nicosie.

ALIA: Il remonte à trois ans, ton voyage à Chypre.

YAD: Chypre, Chypre, quel beau pays, des ânes partout, une mer imprenable et du Jack Daniel's 'volonté.

ALIA: Tu veux les voir ?

YAD: Montre-moi. C'est vrai que tu as un grand trou, juste sous l'orteil du pied droit, et deux petits trous, au pied gauche sous la plante. C'est ça l'occupation mon amour, ça fait des trous dans les chaussettes. (Il l'embrasse.) Ça fait des trous dans le ciel, ça fait des trous dans la terre, ça fait des trous dans l'histoire, ça fait des trous dans le corps, ça fait des trous dans l'amour, l'occupation.

Il l'embrasse. Elle se dégage.

ALIA: Ne crois surtout pas que tu vas me faire l'amour tant que j'aurai des trous dans mes chaussettes.

Elle sort.


5.

Yad
: Elle tombe cette nuit, oui ou merde ?
J'ai trop d'exils, j'ai trop de déserts dans le gueule pour hurler.
Je veux pour une fois qu'elle tombe près de moi, pas par terre, mais entre mes doigts.
La nuit tombe toujours d'un coup.
Je veux qu'elle tombe peu à peu.
Je veux qu'elle tombe petit à petit.
Je veux qu'elle tombe goutte à goutte.Je veux qu'elle tombe pas à pas, dans mes yeux.
Je veux déchirer la nuit qui tombe sur moi.
Je veux bafouiller la nuit qui pénètre dans moi.
La nuit, quand elle tombe, je la sens là.
La nuit quand elle tombe, je la sens bourgeonner partout.
 
Elle bourgeonne là, très fort, dans ma tête.
La nuit éclate comme une source dans mon ventre.
 
Je ne fume plus, mes poumons sont vacants.
La nuit prend mon souffle, elle dévore mes poumons.
La nuit vomit fort la nuit dans mes entrailles.
Quand la nuit tombe, elle me remonte dans la gorge.
Je m'arrache la gorge et je la coupe en deux.
Je la coupe verticalement du larynx au pharynx.
J'y trouve une fosse commune.
Une fosse où se décomposent toutes les nuits.
Toutes les nuits tombées dans mon corps.
Je suis la fosse commune de toutes les nuits qui ne savent pas où foutre les pieds.
Quand la nuit tombe, je creuse la mer.
Elle ne bouge pas, elle ne bougera jamais cette mer.
Trop de sel, trop de livres, trop de cadavres dans ses fonds.
J'entends les chacals laper les vagues.
Seuls les chacals ont le droit de laper la mer.
Je les entends, les chacals, ils vomissent sur la plage de la boue noire et des cailloux.
Les chacals vomissent des têtes d'enfants éclatées par des balles explosives.
La nuit tombe et pourtant il reste de la lumière blanche partout.
Toutes ces étoiles qui hurlent là-haut, et toutes ces balles traçantes qui gueulent dans ma tête.
La nuit, j'y suis entré une fois, et j'en suis ressorti brûlé par le sel et par les cadavres.
Tout est empoisonné, pourri, dans la nuit, le sable, l'eau. L'alphabet aussi est vénéneux.
Le désert aussi, surtout le désert.
Le désert, nous allons le bouffer jusqu'au dernier grain de sable.
Le désert, nous allons le bouffer jusqu'à la dernière étoile. 
Tout tombe ici :
Le désert tombe.
La mer tombe. 
L'oubli tombe.
L'exil tombe.
Le corps tombe.
La langue tombe.
Les yeux tombent.
Dieu tombe.
La nuit ne tombe pas toute seule.