extrait de La Quête infinie de l'autre rive

Sylvie Kandé

Ils rament désormais sans chanson ni ahan
Depuis combien de temps...savoir...combien de saisons...
depuis combien d'îles-mirages apportées par les vents
ramaient-ils repus de roulis et gavés d'émbruns...
Mémoire brouillée de ce-que-c'est-que-d'avoir-les-pieds-sur-terre
et paupières en chamade
ils ne se soucient plus à présent que de la vague qui va
                                                             se dérobe
                                                                           et revient

Paysans qui sur le tard s'étaient faits marins
ils cadencent leurs corps
pour fendre de la pointe gâtée de l'aviron
les mottes violettes de la grande savane salée
que nul sillon ne marque
où nulle semence ne lève
(Mais à dire la mer
peu siéraient les mots de la terre)
Au point de ce rêve
ils étaient une myriade
ni plus ni moins
qui passèrent en riant la barre de corail et ses fleurs vermeilles:
n'en restent que trois barques en dérade
pleines mais pleines à chavirer

A pagayer leurs bras se sont faits pagaies
rivées dru à leurs torses noueux et bruns
et leurs pieds mangés de sel ne sont plus que moignons
qui ventousent au creux de la coque par le vif de sept plaies
Du vertige de leurs douleurs ils puisent encore la force de ramer:
oh le zèle hautain de ceux qui connaissent leur mort
approcher et préfèrent regarder au-delà du certain

Dans l'embarcation de tête ils rament de bel unisson
(barons et façonniers captifs et archers)
un restant de kola au bord de leurs lèvres amères
et sans désemparer
mis à part deux bougres vautrés dans la sentine
qui ne cessent leur bourdonnement
que pour adresser à la nue sans oiseaux de baveuses imprécations:
leur folie qui vient juste d'éclore s'affiche bruyamment
Mis à part aussi le tout jeune garçon
que la poix du soleil finit et calcine

Il avait pourtant promis à son aimée
de revenir avec tant de lustre et d'aisance
qu'on en oublierait jusqu'à sa médiocre naissance
et qu'on le quitterait de sa prétention
de faire d'elle à tout prix son honneur
Je vais durer sur l'eau: à mon retour m'aimeras-tu bien...
De la seconde pirogue on mandera le préposé aux défunts
pour couler l'enfant
avec un rien de sacrement
ou bien quelques prières: c'est selon
Taciturnes les autres embarqués continuent de souquer
d'autant plus ferme d'autant plus souplement
que l'effort n'a pour l'heure plus de fin
Quelle épreuve que le tourment

Nous nous étions là d'abord
à ramer debout pour notre foi
pour le Manden et surtout pour notre roi
Bata Manden Bori aux gestes mélodieux
Celui qu'on nomme aussi Aboubakar le second
Celui que tous quémandent et qui ne quémande que Dieu

Or voilà que tout soudain il quitte les tréteaux
où d'ordinaire il repose en équilibre sur un flanc
coude en équerre et nuque au creux de la main
avec lové dans son aisselle ce chat abyssin
qui peut sans faute prédire
bonaces et ouragans
brumes et grains
Le voilà notre prince qui se coule
à travers les lambeaux taillés par la houle
dans le dais aux couleurs de notre empire
une étoffe jaune et rouge
que surmonte en gloire
son enseigne: un large vautour d'or
au vol abaissé et au col en attente
Nous ses loyaux partisans
soucieux de son aplomb
relâchons quoiqu'à grand-peine
l'arc de nos reins

Mais son pas prudent est celui de l'ibis gracile
indifférent pour ainsi dire
à l'infini tracas du ressac
Son tambour le talonne: c'est une femme menue
(l'éclair d'une bague à chacun de ses doigts véloces)
à la voix qui tranche l'air comme vouge
et lamine des flots la crête noire à perte de vue
Qui mieux que toi Simbon
mérite le beau nom de chasseur...
Qui d'autre que toi maître des carquois

Derrière les barreaux de nos cils
questions et raisons ne laissent de frotter leurs chaînes
cependant qu'Aboubakar à la proue s'avance et représente
Ses cheveux détressés sargassent et scintillent dans la bourrasque
Sa narine ourlée de sueur accueille de l'océan la forte haleine
(Sans doute son honneur essayé mesure-t-il aussi la profondeur de la fosse)
mériterait mieux le nom de voyageur
engagé que tu es avec le large dans ce furieux négoce...
Car elle (la mer) c'est souvent qu'à cru
elle monte ses grands chevaux
de vairs destriers qui piétinent l'épouvante
se cabrent et s'abattent en plein galop
A croire qu'ils luttent et à l'envi s'emmêlent
pour éreinter de leurs sabots féroces
nos trois derniers rafiots
(Mais à dire la mer
point ne siéent les mots de la guerre)

Comme qui dirait bourrelés par l'attente
nous ses canotiers sommes là d'abord
une goutte de temps
suspendue
au
fil
de
nos
p
a
g
a
i
e
s

Ah ces pagaies parlons-en (elle fait)
Mais pas avant qu'on ne m'ait versé de l'eau
pour humecter mon dire
pas avant non qu'on ne m'ait servi
du miel pour sucrer mes paroles
Seriez-vous donc comme les abeilles
du Royaume aux Sept Portes
ces rageuses qui
au mitan de la morte saison
gardent l'abord des puits
serrées en malignes cohortes...
Quoi c'est là tout ce que l'on m'offre...
Fils de l'avarice escompteriez-vous
qu'au Clair Pays une fois revenue
je chante les exploits de ceux qui me refusent
les trois derniers grains de mil qui collent
au fond crevé de ce grand coffre
hier garde-manger aujourd'hui trompe-la-faim...
La main qui donne est toujours au-dessus
(croyez-vous) de celle qui s'ouvre et se tend
Moi j'insulte, encense et abuse:
seule je peux dire je veux
en pointant du doigt mon désir
Le don me plaît mais ne m'engage point

Ajoutez encore Si fait C'est bien mieux
Maintenant que j'accorde mon instrument
voyez je rime et vous ramez
pour nos aïeux
pour Bata Manden Bori notre beau sire
et pour les fils et filles du Manden
Maninyan c'est moi Nassita Maninyan
c'est bien moi pour vous servir
Exceller oui j'excelle à chanter les héros
(même l'opprobre et le parjure
quand il s'agit d'eux
je sais les couvrir d'un mot
ou d'une belle tournure)
Je nomme leurs noms et louange leurs exploits
qu'ils ne soient demain tous oubliés
Car l'histoire est une marâtre quand la mémoire
est orpheline Ces avirons disais-je une merveille:
taillés dans du bois d'iroko
ils ont au manche un embout d'ivoire
Sur leur hampe vrillent un fil de cuivre et un autre de fer:
ainsi mon récit où se mêlent grandeur et misère
s'enlace à vos vies
et les plonge chantournées en destins
dans les remous de la poésie
et du temps
Qui mieux que toi Mali-koi...

[...]

Ils préféreraient ramer à présent:
soixante-dix passagers
c'est soixante-dix cœurs-au-ventre
et soixante-dix fois deux bras
enfin pas complètement
si on soustrait le tas d'enfants
sous la bâche huileuse au milieu là
Ballant des eaux grelot des corps:
comme ils préféreraient ramer
donnant à chaque impulsion
le faste d'un baroud
et l'audace d'un regain
Mais ils sont là au coude à coude
debout le plus souvent
assis quand faire se peut
à jeter au ciel tordu de pâles contractions
un coup d'œil blasé et chassieux
Car voilà la nuit en train d'accoucher
à la va-comme-je-te-pousse
à la six-quatre-deux
d'un jour plus moche encore que le précédent

Où est de la première aube en mer
le douloureux enchantement:
départ à l'arrache (il avait fallu courser le jusant)
qui prend tranqillement allure de voyage
surprise des yeux qui se font au sel et au vent
aigreur des aisselles où peu à peu
tarissent la peur et ses ruisseaux
esprit (libre non mais) désempêtré du quotidien...
Oh on entendait bien çà et là un sanglot
(mais de peser le renoncement
une larme jamais ne sera en mesure)
L'eau avait ses motifs et ils étaient clairs:
nous savons je sais nous avons
maintenant notre raison-d'être-sur-terre
et elle tient à cette embarcation
Puis cet aigle-pêcheur qui oscillait là-haut
comme la promesse tremblée du retour
Alassane alors ou bien était-ce Maguett...
en équilibre sur un bidon
chantait d'une voix de tête
qui couvrait celle du moteur

Mais ce matin il fait bien froid
à regarder le rien
le rien du tout
le rien de rien
qui vague autour de soi
Au septième jour on ne célèbre plus
et surtout pas la naissance du jour
—d'ailleurs c'est où je vous demande qu'on ferait prière...
Si j'arrive à bon port
sûr que je rembourserai

Trop tard trop tôt pour qu'on regrette
Dix jours comme ça on nous avait promis
dix jours seulement
Et qu'est-ce qu'une semaine
hein dans la vie d'un perdant...
Prix d'ami—ta vie elle vaut pourtant pas chipette:
tu manges et tu dégoises mais ne rapportes mie
Des ambitions tu en as mais pas de répondant:
ici personne n'achète tes quat'sous de rêves
Là-bas est mieux : tu jettes une graine
et en deux temps trois mouvements
je te jure elle germe et lève
Et puis ramer pour ramer
mieux vaut avoir une visée

Un soir je traînais savate sur la grève
dérangeant des curées criardes d'oiseaux
en goguette autour de quelque relief de poisson
—soucieux de ne pas glisser sur les entrailles
anxieux de retrouver ma volupté d'antan
devant les gerbes mordorées d'un glorieux couchant
L'horizon pour autant qu'il m'en souvient
était barré d'un énorme chalutier
qui coinçait le soleil à l'arrière-plan
A qui la faute si le poisson se fait rare
et nos multiples sorties d'autant plus vaines...
Les litanies des pêcheurs étaient interrompues
par les harangues de tardives commères
dont les ongles acerbes soupesaient l'exposé fretin
Tandis qu'elles reprochaient aux hommes
d'avoir démérité de la mer
tout à coup il me sembla à moi
fils d'un talent au rivage échoué
que du dédain de leurs doigts
elles m'écartaient l'ouïe
pour jauger de mon agonie
la douteuse fraîcheur

Un menteur montrait l'océan de sa main fine
en disant la flaque où j'ai mouillé mon pas
Plein aux as tu reviendras
avec des valises mais énormes
et un monceau de cantines
des Ray-Ban pour planquer tes intentions
et à la lèvre le mégot du mépris
On parlera de toi en ville
à te voir construire et doter
épouser baptiser et encore bâtir
Sans compter que de jour comme de nuit
jamais il ne désemplira ton domicile
de requêtes de louanges et d'invitations
On dressait justement une barque dans un endroit convenu
et comme de bien entendu il ne restait qu'une place
La chance prends-la aux cheveux: elle n'a pas ton temps
Alors j'ai pris la mer à la légère
sans un bonnet un croûton un beignet une thune
sans tambour ni trompette sans crier gare
—juste chargé à fond ce cellulaire
et empoché une canette avec dedans
un safara macéré pour l'occasion
par un calé en prophylaxies et protections
un vrai dompteur des revers de fortune
Ni pour le cuir ni pour les verres fumés
mais pour le geste qui donnait à chacun de nous
(nous autres ni chair ni poisson
tripaille laissée pour compte
sur le sable gluant du millénaire)
la stature singulière d'une personne

[...]

(Mais qu'est-ce qu'un voyage
sinon l'union du mirage à l'impatience...)
Et dire qu'on aurait pu ramer
nuques cassées et poignets en diligence
Dessiner de nos corps accolés une parfaite parabole
Faire trajectoire du décalage infime de nos gestes infiniment répétés
Et dire qu'à triche-vague on aurait pu ramer
ramer juste pour tuer le temps
et faire à la mort la nique

Epuisé le gosse s'affale sur les planches
et le cahier de boniments qu'il appelle son journal
va rouler sous un banc où il finit d'être saucé
Mais n'est-ce pas l'insistante sirène
d'un bateau-patrouille qu'on entend à distance...
Pas le temps de nous retourner
qu'il se range à nos côtés fulgurant comme la murène
et nous surplombe (muraille blanche redondante en bouées
radar mégaphone bastingage et cabine étanche)
terminant sec notre vadrouille
Alors Alassane ou bien est-ce Yacine...
se met à fredonner une petite énigme
et c'est sans penser à mal qu'il vous en bousille l'original:
Liberté sécurité et justice sont dans un bateau
Liberté et justice tombent à l'eau
Devinez devinez oh ce qui peut bien rester...

On aide ceux qui ne sont pas morts
seulement paralysés à franchir la passerelle
Les voilà installés sur le pont où sont des tentes
avec eau médicaments et couvertures
Bon Au malheur des autres on est vite aguerri
On apprête alors des brancards pour la confrérie
des becquetés aux yeux par les oiseaux
Beau coup de filet des plus-raidis-que-sauris
des noyés pris dans la mouvance de notre radeau
qui fait eau de toutes parts Faut avouer qu'on assure
Ceux-là flottent sans pouvoir rejoindre les anciens
qui trinquent au fond de la mare
tandis qu'on glisse sur leurs exploits
leur enfer leurs supplices leur amérique enfin
Remorquons cette épave au port à toute vitesse
mais d'abord qu'on la débonde
Touons-la et sans ménager l'aussière
Une fouille à la casse et au cimetière:
encore une qui ne tuera plus son monde
Pourtant un ou deux quotidiens publieront sa photo:
navrés deux plaisanciers scrutent la nacelle
qui offense la plage avant d'être broyée
Menace sur le tourisme
annonce la manchette des journaux

Donc nous voilà comme dit l'autre en sécurité
sauf qu'Alassane ou serait-ce son homonyme
refuse catégorique de quitter la pirogue
Il est toujours assis sur l'éperon
à balancer les pieds et à hocher la tête
en faisant ses rimes et monologues
Soit dit en passant nous le connaissons bien
il n'a jamais été bon pour le quotidien
(mais n'est-ce pas là le propre du héros...)
et on le tient pour planer au-dessus de nos vétilles
On embarquait encore sur le batrouille
quand je l'entends siffler ma devise: Grand
qu'est-ce que tu paries qu'ils me verront pas...
Il se lève esquisse un pas de danse
gesticule mouline l'air de ses bras
sabote et piète comme l'albatros empêché:
une vraie pantomime quoi Qu'est-ce que tu paries
qu'ils ne me verront pas passer...
Ni vu ni connu je t'embrouille
Allez on se capte plus tard en ville
Et le voilà qui plonge en vrille
laissant son boonie accroché au rostre
Regardez: il est là entre ciel et mer
entre le sel et la goutte
Disparaît puis refait surface avec un signe de la main
Qui a des yeux pour voir
Mais si pas de doute: ce point là-bas
qu'il s'en serve Dites il nous devance
Si ça se trouve le veinard il est déjà arrivé
Pour maintenant il aura atteint la rive
c'est-à-dire si la rive est pour lui
A chacun sa propre chance
mais tous ceux qui ont du nez
lui envient ce qu'on lui a donné
Alassane si je dis héros
c'est que tu as fermé les voyages
Il est donc temps à présent que la parole accoste


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