Le corrigé

Marcel Labine

À l’époque, cela s’annonçait comme une sorte de dictée. Vous savez, lorsqu’il s’agit de tenir bien ferme le crayon et les yeux; le corps de même, la pensée appliquée, la pensée droite. À l’époque, il fallait savoir se tenir, silencieux et souriants. Muets, fragiles et tellement dociles. Nous ne savions rien de la mort ni des doux plaisirs de la délinquance, des mots mal dits, des phrases obscènes, de la barbarie et des strabismes, des grimaces. Nous nous confortions dans une sorte d’huile, bienheureuse. C’était le temps du beau style et de la rectitude, de la terreur enfouie au fond du corps. Je crois que vous vous souvenez n’est-ce pas de nos bégaiements, de nos malheurs rentrés, des organes atrophiés, de tous nos rêves de grandeur et de luxe. C’était un peu le désir clandestin malgré nos pulsions gauchisantes, nos délires et nos petits mots pervers murmurés pour soi seul, sous la couverte pour se faire plaisir puisque c’était l’unique. Nous avions la vie double et la vue un peu courte, le corps trop grand dans nos habits trop petits. C’était la morale et l’art des habitudes, de la rature, des biffures, l’état de la correction. C’était il y a peu de temps, celui des châtiments et des aberrations, celui des épreuves et des examens. On nous avait à l’œil. Pour nous, quelque part, on avait la solution. En public nous étions parfaits, en rang mais parfaits. Rien ne dépassait. On articulait comme cela devait se faire. Nous lisions tous les mêmes livres, en pensions tous le même bien et rêvions tous de faire de grands romans qui raconteraient dans une écriture presque noble, les malheurs de nos familles communes, nos pauvretés de têtes, nos empêchements et toutes les ingratitudes dont nous étions évidemment les faibles victimes. Nous révèlerions à tous les modèles euphoriques, les miroitements du bonheur de la langue facile et simple. En public, nous étions incroyables tant nos projets étaient sociaux, maîtrisés, politiquement irréprochables. Nous ne vivions que dans la certitude de nos têtes. Nous aurions la vie exacte et régulière ! Nous avions oublié que nous étions tous en train de remplir un formulaire. À notre insu nous souffrions de décalcomanie : point à la ligne.



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Lentement, très lentement, j’ai longuement relu ce texte qu’il me semble avoir écrit il y a peut-être, je ne sais plus trop, vingt-cinq ans disons. À moins qu’à l’époque ce ne fut un correspondant désormais oublié qui me l’ait offert. Je ne suis plus certain de rien depuis que je suis ici, dans une école désaffectée, enfermé jusqu’à ce que j’écrive enfin le roman que j’ai promis. J’ai suffisamment de papier, de vivres et d’alcool. J’ai un dictionnaire, un Grevisse, c’est tout. J’ai relu ce texte. Il faut me croire, rien n’est vrai. Bien sûr, il y avait eu la dictée. Cela est exact. Mais ce n’était pas aussi pénible que cela semblait l’être à l’époque. Cela avait même son charme s’appliquer de façon insignifiante afin de reproduire tels quels de petits bijoux d’histoire, de petites pièces choisies, montées en épingles par nos très vieux maîtres. C’était désuet, mais c’était la coutume. J’y ai beaucoup appris; entre autres, comment faire comme si je n’avais pas de corps, ou comment avoir l’air innocent lorsque toute la classe était certaine que c’était bien moi qui avais volé le livre du maître, l’ayant appris par cœur, récitais à mi-voix, précédant toujours d’une moitié de phrase ce que le correcteur allait dire. Évidemment, on m’a corrigé. D’abord de mes grimaces, ensuite une fois que cela fut réglé, de mon style. J’avais à l’époque, la fâcheuse tendance d’ajouter entre les lignes du texte dit, du vénérable texte, toutes sortes de fragments qui n’avaient rien à voir avec le propos toujours très sérieux, cérébral de ce que j’apprenais. Je m’insinuais. J’aimais la parodie. C’était gratuit. Enfin. Il y a aussi que les désirs clandestins ne l’étaient pas autant que ce qui précède l’affirme. Sous la couverte, bien sûr, il s’en passait des choses, parfois des tracts, des caresses rapides, de petites morsures, des mots mal épelés, de longues récitations; et des plans de nègre, parfois de romans, souvent, enfin presque toujours, des scénarios pour sortir de ces répétitions, de ce spectacle indécent du rappel à l’ordre. Je rêvais davantage de dérives que de romans familiaux. Comprenez bien, j’étais jeune, j’étais fou, j’étais théoriquement en retard et j’en savais déjà trop sur la mort. Alinéa.

Évidemment, évidemment, la décalcomanie, décalcomanie n’a pas toujours les allures, les allures de ce qu’elle est. Parfois, nous étions un peu durs avec le jugement des autres; nous les traitions de béotiens, bé-o-tiens, d’eunuques, de parias et, le pire, le pire, d’anal-pha-bètes. Ne pas savoir écrire, quelle misère, quelle déchéance. Vous n’avez pas idée de la jouissance que cela peut donner, peut procurer; ah ! La facilité, le charme, la force et le pouvoir, pou-voir, point à la ligne, gne. Lorsque nous allions fiers et irréprochables, incorrigibles, rigibles, dans la langue et les fictions parentales, le privé s’en donnait à cœur joie, cœur joie. La dichotomie, dichotomie du public et du privé se montrant au grand jour. Il nous fallait inscrire la rupture d’avec, d’avec nos maîtres qui, avouons-le, n’étaient pas allés très loin dans l’art de la déconstruction, truction, des schèmes, représentations, mythes, my-thes et idéologies, ologies point. La nature même de la littérature, rature, exigeait de nous que nous fussions les tout premiers représentants d’une tendance encore inconnue et inexploitée de l’imaginaire collectif. Nous nous, nous nous devions d’abattre les préjugés les plus ancrés chez nous concernant le réalisme et l’inconscient. Nous serions illisibles ou ne serions point. Nous l’avons été. De la plus belle façon, c’est-à-dire héroïques, roïques. Nous avons supporté l’opprobre et les quolibets, le mépris et la risée. Cependant nous sommes encore là et nous vous préparons, parons des textes de plus en plus surprenants, prenants; nous n’avons pas fini de vous émouvoir, d’injecter petit à petit, avec toute la lenteur qui nous sied comme un gant, des fragments, des lambeaux de discours dont vous aurez toute la difficulté du monde de faire fi, faire fi. Nous avons vieilli, c’est vrai, c’est certain, mais nous ne voulons toujours pas du pouvoir; nous ne demandons que l’occasion petite, mais combien historique, rique, de saccager vos assises, votre rectitude, votre droiture et votre grandeur linguistique. Paragraphe, agraphe.



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C’était la mort, je le vois maintenant, la mort seule qui allait dans ces belles dictées, ces bravoures lancées en face d’une classe juste assez terne pour vous faire croire à un sanatorium. Il y avait dans tout cela beaucoup trop de soumissions malgré les apparences très libertaires de mon discours de maître. J’étais déjà vieux, oui, oui. Maintenant je le vois. J’avais l’œil à tout, je tentais de piéger tous les signes, même les plus petits, surtout les plus petits. Je voulais corriger jusqu’aux moindres virgules de ce que l’on disait sur le couple, l’usage des pronoms, la famille et toutes ses langues. Je désirais du style, pas n’importe lequel par contre. Du style disons, littéral et microscopique. C’était l’époque de la trace, de la loupe et de l’enquête. Soyons vigilants, faisons le guet ! C’était la conscience réfléchie, le stade préparatoire aux grands renouvellements du discours et des mœurs. Les mots, la vie; beaucoup de mots de toutes sortes. Ah ! le plaisir d’avancer. Maintenant, voyez-vous, j’ai toutes les misères du monde d’écrire ne fût-ce qu’un semblant de personnage et de voix. Je rêve de phrases complètes, de récits flamboyants, de fictions ce qu’il y a de plus véritables. Je ne parle pas de mon journal, bien sûr, de ma biographie. Je parle tout juste de la mort possible des autres, de la fin, du point final et de l’informe. En regardant un peu attentivement mes vieux papiers j’ai revu tout cela; mes dictées, mes petites infiltrations, les allusions parfois drôles aux règles de grammaire, aux théories. C’était un peu l’époque où il s’agissait de corriger, de rendre exactes les pulsions et nos têtes folles; l’époque du doute et des petits crimes contre l’usage des mots comme si de rien n’était. Je tenais, comme bien d’autres, à la syntaxe délinquante. L’avenir était à la lutte mot à mot, au corps à corps. Je crois bien que nous possédions tous, à ce moment là, le réel sur le bout de la langue. Parenthèses.



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Si vous me suivez bien, la chose sera facile. Peut-être n’avez-vous pas l’habitude de retranscrire les mots, le réel sous l’œil bien sombre et toujours très perplexe de quelqu’un qui se tient là, devant, dans une posture provocante. Peut-être vous sentirez-vous épiés. N’en faites pas de cas. Écrivez, écrivez. Ne lâchez pas votre petite plume; serrez bien vos papiers. Cachez de votre main libre les phrases qui dépassent, appliquez-vous et vous verrez peut-être qu’il arrive de curieuses choses. Il arrivera que les mots, les tournures, il arrivera que les tournures, les mots ne prendront plus. Sentirez-vous un léger vertige ? Dites-vous bien que la nuit prochaine, il risque fort que vous fassiez des rêves de dictionnaires, d’étranges définitions, si l’on n’a pas l’habitude, la manie des mots. Vous en ferez peut-être une maladie, petite, maligne. Vous ne soupçonnerez rien, les premiers temps, rien du tout. Vous vous direz peut-être, entre parenthèses (bon, bon, j’écris, oui; ou encore : on dicte, on dicte et bien d’autres réflexions de la sorte). Si, et seulement si, le lendemain, lorsque la voix d’en avant répétera le texte que vous avez écrit, vous vous mettrez alors à faire dévier les mœurs du discours, alors là, je parierais n’importe quoi que vous aurez un petit sourire en coin évidemment. Le goût de la parodie vous viendra. Il ne sera pas encore question de scandales ou de gestes d’éclat, de morceaux de bravoure, de renversements linguistiques, pas encore. Vous verrez combien tout cela est gratuit. Peut-être ainsi déciderez-vous de vous y mettre, de vous attabler. Je n’en sais rien. Vous verrez. Donc, j’aimerais bien que demain vous me remettiez sans fautes vos copies propres. Je vous corrigerai. J’ai là le livre du maître; vous le voyez ? Il est beau, humm ? non ? bon enfin, vous me remettrez tout cela intact, n’est-ce-pas. L’habitude des dictées, ce n’est pas donné à tout le monde je sais, mais ce n’est pas une raison pour tout saboter, si vous voyez ce que je veux dire. Voilà, rangez tout et terminez-moi ça par un beau trait rouge bien gras. Évidemment, vous pouvez aussi souligner les mots et les passages que vous n’avez pas compris. Compris ? Point.



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Juste avant qu’on se quitte, j’aimerais, si cela ne vous retient pas trop, ajouter un petit quelque chose. Là, tantôt, je vous parlais de mes rêves, de mes petites délinquances, vous savez, de cette syntaxe, du corps, de ces lieux communs, vous savez, de cette métaphore désormais. Eh bien, juste avant qu’on se quitte j’aimerais vous dire, pas longtemps, sans trop vous retenir et sans trop me répéter car vous voyez, là, je ne vous dicte rien, ici en ce moment. Vous saisissez ? Je disais que j’aimerais, mais combien, combien donc que vous remarquiez que jamais il ne m’a semblé très simple de vous dire naguère, jadis, il y a si longtemps ceci : le réel, il faut le voir pour y croire; et encore ceci : la fiction déborde toujours toujours, comment dit-on déjà, déborde toujours de, de . . . j’oublie, excusez mon énervement, je n’ai pas l’habitude d’improviser devant vous. Sans texte je suis incorrigible d’autant plus que je suis vieux, n’en doutez pas. Ainsi la fiction dérobe de, dérobe de. C’est cela, j’ai retrouvé ce qu’il fallait retenir : la fiction dérobe de et le réel, il y faut y croire, croyez-m’en, veuillez. Ne criez pas, je viens de vous livrer là les certitudes de mon humble expérience qui n’a pas de prix non plus que les truismes d’ailleurs. Ainsi-ainsi, comme vous êtes encore là, j’ai la tentation très perverse de vous soumettre une dernière petite dictée facile-facile, à faire rire n’importe quel enfant en assez bas âge pour s’esclaffer devant ces théories que je vous livre ici. Commençons donc, une dernière fois, juste avant de se quitter, juste avant, parce qu’après, voyez-vous j’ai un roman devant moi et mes vivres commencent à réduire, réduire, sans parler de la bière, de mon âge, de tous mes papiers, enfin de tout ce qui fait d’habitude, d’ordinaire, les écrivains incorrigibles et avouons-le, avouons-le, de leur époque. Point.



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Donc, donc que, s’il vous arrivait, écrivez lisiblement, mes yeux sont si fatigués, arrivait de vouloir ici virgule, tenter l’expérience démentielle, mentielle de l’expérience tentant la démence . . . pardon, je reprends : s’il vous arrivait ici de vouloir tenter d’écrire virgule, dites-vous bien que cela ne concernera toujours que le caractère maladif, adif—pardon, les yeux me sautent—je reprends : ne concernera toujours que vous et vous seul, si ce n’est virgule par moments le sentiment d’une urgence collective et le caractère maladif de ce qui précédera la réussite de votre toute première phrase point. Ensuite virgule, une fois que vous aurez pu jeter devant vous, vant vous tous les mots nécessaires à l’éclosion de votre recherche de la réalité, alité virgule, dites-vous bien que vous serez sur le point de toucher, oucher le fond de bien peu de choses point. S’il vous arrivait de creuser un peu plus, peu plus virgule vous verriez que le langage engage sur des voies bien proches, oches de celles de l’outrance, rance, et de la démesure, mesure point. Finalement virgule vous verrez qu’il y a le réel, finalement qu’il y a le réel, là, le réel car après mieux vaut s’arrêter, mieux vaut s’arrêter, ranger son matériel d’écriture que de poursuivre, suivre des lieux imaginaires qui ne nous concernent plus, cernent plus point final. Je vous remettrai le corrigé demain si cela ne vous retient pas trop, pas trop, si cela vous est parfaitement égal, parfaitement.