extrait du Désespoir des Roses

Frédérique Martin

Artwork by Jiin Choi

L’autre jour, j’ai vendu ma mère. C’était au libre-marché des Saints-Sauveurs, celui qui est ouvert aux particuliers deux fois l’an dans les villes importantes. J’ai préféré m’en charger moi-même plutôt que d’en confier le soin à l’un des grands marchands. Ils parlent bien et d’abondance, mais n’ont aucune parole. Il ne faut pas croire, je l’aime, ma mère, c’est ce que je lui ai dit—je t’aime, maman, ne l’oublie pas—, mais il arrive un jour où l’on doit quitter ses parents et brûler tous ses maîtres. Mon père est mort depuis longtemps ; pour lui, la question ne s’est pas posée.

Elle est partie vers quinze heures, on ne peut pas dire qu’on se la soit arrachée. Elle n’est pas si vieille, pourtant, et toujours en excellente santé. Elle ne m’encombrait pas non plus. C’est plutôt une question de mesure ou d’équilibre, et lorsqu’un cycle prend fin, c’est qu’il est temps d’en finir. Pour quitter l’enfance, vendre sa mère est indispensable. Je ne suis pas le seul à défendre ce point de vue, mais je n’ignore pas ce que d’autres en pensent ; ils trouvent la solution un peu trop . . . radicale. Des hypocrites, pour la plupart, qui s’empresseront de mener tous les vieux à leur charge dans ces endroits mortels qu’on appelle maisons de retraite. D’autres les garderont auprès d’eux, réduisant peu à peu leur espace, les poussant vers le lit de plus en plus tôt, comptant sur l’ennui sale des journées interminables pour les user jusqu’à la corde. Quelques-uns les aimeront peut-être encore assez pour leur laisser une place, un coin quelque part, là. En attendant.

Je ne veux pas de ces histoires chez moi. Ma mère est aimante et très active. C’est ce souvenir que je garderai d’elle. C’est pourtant vrai qu’elle tissait autour de moi une toile invisible, gluante, et qui me retenait de grandir, le cœur piégé dans un autre battement que le mien.

 

*

Je l’ai cédée pour un prix raisonnable, bien qu’en fait cela ne soit pas le plus important. Force m’est de l’avouer, j’ai dû marchander ; je ne m’en serais pas cru capable. L’argent ne gouverne pas que la marche du monde, il étreint aussi chacun d’entre nous d’une manière ou d’une autre. Inutile de rechigner devant ce qu’il y a de pire en soi ; à tout prendre, c’est cette réalité qui nous fonde.

Nous sommes arrivés tôt, aux alentours de cinq heures. La foule était déjà en place, cernée par une obscurité maussade. Le ciel pesait bas, harassé de lassitude. La rosée s’obstinait malgré les coups d’éponge ou de torchon. Ma mère raconte que ce sont les morts, là-haut, qui se lamentent pour nous et ne cessent de pleurer en secouant la tête.

Des arômes de café, de friture et de tabac mêlés, repoussaient l’air frais avec hargne. Nous avons trouvé une place intéressante, au bord de l’avenue principale. Dans ce clair-obscur qui précède le grand jour, on étale sa misère avec moins d’impudeur, on vient, en compagnon d’infortune, déposer à même le sol des choses mortes entre nos mains. Ici tout est à vendre, et à vrai dire n’importe quoi. C’est la grande foirade.

J’ai hésité sur la meilleure manière d’installer ma mère. Le bon angle était-il dans le prolongement de la rue ou face à la place ? Même en l’asseyant de profil, elle tournerait toujours le dos à des clients potentiels. J’ai regretté brièvement de ne pouvoir la faire pivoter sur elle-même comme ces objets chic dans les devantures de luxe. Ma mère attendait patiemment, agrippée à son sac, les yeux braqués sur moi. J’ai sorti de la voiture son fauteuil favori et, en m’arrangeant pour ne pas croiser son regard, je l’ai aidée à s’asseoir. Avec discrétion, j’ai accroché un panneau de carton sur le dossier en velours fatigué. J’y avais écrit : Mille cinq cents euros, siège compris. Je dépareillais ainsi la paire qui perdrait de sa valeur, mais c’était inévitable. J’ai toujours vu ma mère assise dans celui-ci, je n’imaginais ni l’en priver ni prendre place le soir face à lui et le trouver vide.

Elle a sorti son ouvrage et l’a déposé sur ses genoux. Il avait l’air abandonné. Cette tapisserie colorée—un jardin saturé de roses—m’a fait penser, allez savoir pourquoi, aux ailes rompues d’un grand oiseau inanimé. Ma mère ne peut supporter l’éloignement d’avec ses roses. Elle les cultive devant la maison, les brode le soir à la veillée, elle en porte sur elle et envahit les vases de la maisonnée. Une passion de vieille dame anglaise, elle qui n’a pas même traversé un fleuve. Je lui ai promis d’en prendre soin, mais c’est dur pour elle, je le sais. J’ai observé ses cheveux remontés en chignon et cette robe que je lui avais offerte pour un Noël ou un anniversaire. Elle semblait plus jeune ainsi que vêtue de son tablier, lorsqu’elle s’active d’une pièce à l’autre pour rivaliser d’obstination avec la poussière. Elle me paraissait différente aussi, tout en restant familière, comme s’il se fût agi d’une vieille parente, et pourtant non, c’était bien elle. Je l’ai répété plusieurs fois tout bas, les dents serrées sur mes certitudes—c’est ta mère.

Elle a passé ses mains sous la trame inachevée au lieu de se mettre à broder et elle est restée ainsi, tout entière livrée à l’attente. Dans le coffre de ma voiture, j’avais laissé sa valise et un grand sac en toile liberty qu’elle utilise pour transporter ce barda que je trouve superflu mais qu’elle juge nécessaire : quelques livres ; de vieilles photographies et d’autres plus récentes ; les lunettes de sa propre mère—C’est la dernière chose que j’ai faite pour elle, tu sais, les lui enlever la nuit de sa mort—; de grands mouchoirs en coton blanc, repassés de frais et puis un carnet de papier blanc rayé de lignes bleues pour que le tracé reste droit—C’est pour t’écrire, mon chéri. Ce n’est pas la peine, maman. Si, si, cela me fera plaisir et tu me donneras des nouvelles de mes fleurs. Comme tu voudras, maman.

 

*

Elle n’a pas fait d’histoires. Peut-être avait-elle envisagé cette issue, sans y croire, cependant. D’où vient la ténacité de nos épouvantes, de la répugnance qu’elles nous inspirent ou de notre entêtement à les ignorer ? La sienne s’était nourrie de petits éloignements—Non, maman, n’épluche pas mes pommes—, et de plus grandes distances—Ne m’attends pas ce soir, je ne rentre pas.

Comme elle m’agaçait ! Sa discrétion, son allure éplorée, ses soupirs étouffés, et même son affection, tout me prenait les nerfs et me détournait d’elle. Elle s’agrippait d’autant plus, essorée du moindre mot, laissant à sa silhouette anxieuse le soin de traduire ses pensées.

Mais, sa présence, malgré tout. Sa douceur contagieuse. Le réconfort de ses bras. Son rire sec vite réprimé. Et ce vide désormais, qui est au-delà d’une simple absence.

Elle n’avait personne d’autre à couver—Donne-moi tes chemises à laver, mange plus proprement, tu ne m’embrasses pas ? Elle ne m’avait pas vu grandir ; elle prétendait le contraire. Tout ce qui me poussait loin d’elle la heurtait, creusait le déchirement sourd des entrailles. Alors elle laissait échapper quelques larmes. Je les apercevais malgré ses gestes furtifs ou ses dérobades, et j’ai soupçonné plus d’une fois qu’il s’agissait d’un calcul de sa part. Qu’elle s’arrangeait pour être surprise en plein désarroi.

S’attendrir n’est pas le propre des fils, alors petit à petit elle a cédé le pas, et plus vite que je ne l’aurais cru, elle m’avait abandonné les rênes.

 

*

Près de nous, il y avait une salamandre en fonte, comme on n’en fabrique plus, recouverte d’un émail vert anglais à peine écaillé à cet endroit où la pique à feu prend appui. Au-dessus du clapet d’ouverture, on pouvait encore distinguer deux initiales entrecroisées que la rouille avait tenté de défaire. Par terre, une cage abritait des lapins tristes à la fourrure souillée et un rat blanc qui se rongeait la queue à force d’ennui.

De l’autre côté de l’avenue, en face de nous, un homme en costume cravate avait disposé quelques enfants dans un vieux carton d’emballage pour congélateur. Il y avait punaisé les photos des mères, entourées de leur progéniture. Tous étaient proprets, mais la plupart avaient l’air idiots.

Plus loin, un jeune auteur impétueux tentait de fourguer son livre. Il en avait des centaines autour de lui, un rempart de mots identiques répétés comme un vertige. Il soldait deux ouvrages pour le prix d’un, mais personne ne se laissait convaincre, même avec de grandes dédicaces.

Plusieurs femmes vendaient leur corps, elles avaient fort à faire.

Un couple proposait à la criée des cornets d’illusions. Ma mère, qui est un peu sourde, ne pouvait les entendre de là où nous étions. Les badauds s’étourdissaient de toute cette chienlit, ils tournaient autour de ma mère et certains, dans l’emportement, réclamaient de vérifier ses dents. Je m’y suis opposé avec fermeté.

 

*

Nous n’en avions pas vraiment discuté. Elle avait perçu mon embarras bien avant que je ne lui fasse part de ma décision. Elle avait fini par rassembler son courage et me poser des questions. Poussé à bout, sans doute pour dissimuler mon trouble, je m’étais montré coupant :

—J’envisage de te vendre.

Sous le choc elle s’était hébétée. Je m’étais senti rougir alors que mes doigts se glaçaient. La tentation de reculer avait été si forte que j’avais aussitôt ajouté :

—J’y pense de plus en plus. J’ai presque vingt-cinq ans, tu sais. Aucune femme n’acceptera de vivre avec moi dans de telles conditions.

Et puis, devant son air atterré :

—Tu le savais en me mettant au monde. Un jour ou l’autre, cela devait arriver. Tous les parents devraient s’y attendre !

Je lui avais proposé la fin de l’été pour qu’elle puisse profiter jusqu’au dernier jour de la floraison des roses. Elle n’avait pas voulu.

—Attendre, c’est pire que de voir arriver, m’avait-elle dit.

Elle n’avait pas argumenté que certains enfants gardent leurs parents jusqu’à la mort, qu’elle-même ne s’était pas comportée autrement. Elle n’avait pas évoqué l’amour maternel, le devoir filial, ou d’autres foutaises du même acabit. En réalité, je m’aperçois maintenant qu’elle n’a pas plaidé sa cause. Cela aurait-il changé quelque chose ?

Nous étions convenus d’une date, comme s’il y avait une urgence et si je l’avais écoutée, elle serait partie sur l’heure. J’ai protesté sans vigueur—Prenons le temps de nous y préparer. Elle a roulé sa serviette avec soin, avant de répondre—Je ne crois pas que ce soit possible.

Ensuite, le soulagement, bien sûr, quand tout est dit et qu’il n’y a plus de mystère. Le malaise aussi, dans les derniers jours, en la voyant trier ses affaires, parler à ses roses ou caresser de ses paumes la surface lisse d’un meuble. Et une sensation bien plus déplaisante, une griffure intérieure, parce qu’elle ne s’adressait plus à moi qu’avec froideur. Le soir où je lui en avais fait le reproche, la haine avait surgi dans ses yeux, mais de manière si fulgurante que j’ai pu me tranquilliser après coup—tu t’es trompé.

 

*

La première proposition était une arnaque. Le type marchandait. J’ai vite compris qu’il comptait sur un joli bénéfice à la revente. Je n’ai pas cédé. Je n’aimais pas l’idée qu’on puisse spéculer sur le dos de ma mère, et le prix qu’il en proposait était trop bas, à peine la moitié de ce que j’escomptais. Pourtant, je craignais que personne n’en veuille et que tout fût à recommencer. Du coup, le maquignon ne cessait de revenir à la charge, sentant faiblir ma détermination à mesure que les heures s’écoulaient.

Un couple de vieux voulait me la louer pour suivre l’enterrement de leur chien.

—Nous n’en avons besoin que pour quelques heures, expliquait l’homme. Après, nous vous la rendrons.

Ça ne m’intéressait pas du tout !  La femme est intervenue :

—Nous nous ennuyons beaucoup, nos amis sont morts et nos enfants vivent trop loin pour se libérer. Il faut faire en sorte de ne pas en vouloir à ses enfants, même si c’est difficile.

En prononçant cette dernière phrase, sa voix s’est adoucie. Elle s’adressait à ma mère, à son visage impassible. Ma mère qui n’a pas répondu. Ils se sont éloignés en trottinant pour s’arrêter un peu plus loin devant un parterre de colonnes mortuaires vendues avec amis affligés et discours dithyrambiques. Ma mère, elle, ne regardait rien ni personne. Elle n’y mettait pas beaucoup de cœur, elle aussi ! Le regard vide, sa broderie à l’abandon et la peau flasque à l’endroit du sourire. Moi-même, je perdais mon entrain.

La petite fille est passée un peu après l’heure du déjeuner. Tresses blondes, rubans roses et robe du dimanche. Alors qu’on était un vendredi ! Elle a manqué lâcher son pan bagnat en voyant ma mère dans son fauteuil.

—Regarde, c’est une mémé, une mémé ! s’est-elle écriée en la montrant du doigt, ce qui est impoli et ne m’a pas mis dans de bonnes dispositions à son égard.

—Pas vraiment, ai-je rectifié, c’est encore une maman.

Mais, comme je m’y attendais, la fillette s’en moquait.

—Elle a les cheveux gris et une broderie. Et un chignon et un fauteuil, comme dans le livre de Ma Mère l’Oie. Et des lunettes, tu en as ?

Elle s’adressait directement à ma mère qui lui a rendu son sourire. Les parents s’étaient approchés entre-temps, attendris par tant d’enthousiasme. L’enfant courait autour de ma mère, battant des mains, sautant sur ses pieds. Son babillage incessant m’agaçait, on ne la comprenait qu’à moitié.

—Hélène, ne touche pas cette dame, tu vas l’abîmer, a dit son père d’une voix douce.

—Mais non, ce n’est rien, a répondu ma mère sur le même ton. Elle fait très attention.

En quelques regards, elles s’étaient adoptées. La mère d’Hélène les observait, elle paraissait contrariée. Moi-même, je n’étais pas certain d’apprécier pareille démonstration. De mon point de vue, il y avait une certaine indécence à voir ma mère s’emballer si vite pour une gamine de passage, au prétexte qu’elle était jeune et souriante. Alors, tout ce temps passé ensemble, ça comptait donc pour si peu ?

La mère s’est adressée à la fillette d’une voix fâchée :

—Hélène, nous ne t’avons pas dit que nous allions la prendre.

Et à moi :

—Combien avez-vous dit que vous en vouliez ?

—Mille cinq cents euros, fauteuil compris.

Ma mère a imperceptiblement tourné la tête dans ma direction et m’a jeté un regard en coin. Un brin de vent agitait une mèche sur son front. Le rictus méprisant qu’elle affichait m’a stupéfié. Il se peut que j’aie rougi.

Le père est intervenu.

—C’est trop, Hélène.

—Ce sera mon cadeau de Noël, et aussi pour mon anniversaire. Et puis, elle pourra me garder quand vous sortirez ou si je suis malade, et puis . . .

Ma mère a posé sa main dans la chevelure de l’enfant. Je me suis aperçu que ses articulations étaient déformées ; je n’y avais pas prêté attention jusque-là. Elle doit souffrir, me suis-je dit. —Est-ce que tu souffres, maman ? Le temps s’est ralenti, un tremblement agitait les choses et les gens comme dans ces vieux films épuisés d’être vus. Je manquais d’air à en avoir le vertige.

Les parents discutaient âprement en aparté, Hélène écoutait ma mère chuchoter je ne sais quelles histoires, ses yeux ronds écarquillés, pouffant sans retenue. Le maquignon qui m’avait fait une proposition le matin n’avait pas désarmé et traînait non loin de là. Craignant de perdre une affaire, il s’est rapproché.

—Je vous en offre cinquante de mieux que tout à l’heure, a-t-il proposé.

—Monsieur, nous étions là les premiers, a tiqué le père.

—Erreur ! J’ai fait une offre tôt dans la matinée, pas vrai ?

—C’est exact, ai-je convenu.

Je ne reconnaissais pas ma voix.

—Et je vous en offre cinquante de mieux, a-t-il répété.

Ma mère a soupiré, puis elle a contemplé ses doigts noueux posés sur la broderie. Hélène avait les larmes aux yeux.

—Mais il en a pas besoin, d’une mémé, lui. C’est pour quoi faire ?

Elle le haranguait. Le maquignon a plissé les yeux d’un air mauvais. Sans cesser de scruter Hélène, il a lancé au père :

—Vous ne la vendriez pas, des fois, la petite ?

La mère a poussé un cri étouffé et a saisi sa fille par les épaules, la serrant contre elle. Le père était prêt à se battre. Sous le coup d’une émotion trop grande pour elle, Hélène est devenue rouge et s’est mise à pleurer.

—Moi, je suis petite. Une mémé, j’en ai besoin ! En plus, j’en ai pas.

—C’est une maman ! me suis-je énervé.

Puis, plus bas—C’est ma maman. Mais personne ne semblait en tenir compte. Toi le premier, me suis-je dit.

Le père a décidé de frapper un grand coup, il s’agissait d’une question d’honneur entre le maquignon et lui :

—Nous vous en offrons trois cents de plus que ce monsieur, cracha-t-il. Et c’est déjà beaucoup.

Ma mère a relevé la tête avec vivacité. Il a paru aussitôt gêné et a repris plus doucement :

—Pour nous, je veux dire. C’est beaucoup pour nous . . .

—Trois cent cinquante, a surenchéri le maquignon. Topez-là !

J’ai posé ma main sur l’épaule de ma mère, il y avait longtemps que je ne la touchais plus, c’est avec ce geste que je m’en suis aperçu. Après une hésitation, elle l’a recouverte de la sienne. Une peau douce, usée. Tout en elle exsudait la fatigue.

—Maman . . . ?

—Comme tu voudras, mon petit . . . C’est toi qui choisis.

 

*

À mon retour, il était assez tôt pour assister aux fiévreuses retrouvailles du soleil et de l’horizon. La maison était lourde, immobile sous les lampes froides. J’ai découvert que des sons avaient disparu et que rien ne ride un silence qui s’attarde. J’ai dîné seul pour la première fois et prolongé la vaisselle du soir. Les pièces étaient impuissantes face à la progression de la nuit.  J’ai mis le fauteuil restant au rebut et j’ai déplacé quelques meubles.

En passant devant sa chambre, je me suis adossé contre sa porte et je suis resté ainsi longtemps, sans bouger. Je connaissais tout le détail d’une vie passée là-derrière, mais je l’ai laissée fermée. Il y manquera toujours ce qui est parti avec elle, comme le voile léger de sa respiration. Pour rien au monde je ne voudrais y entrer.

J’ai pensé à tous ces jours où elle était là, mais que j’ai passés loin d’elle ; aux corps qui prédisent leur propre fin dans un relâchement ; à la ferveur avec laquelle on espère pouvoir échapper aux départs inévitables.

Les jours passent, il n’y aura sans doute jamais d’autre femme dans la maison, aucune ne supporterait ce genre de vie. Et je n’ai pas reçu de lettre venant de ma mère.

La nuit, je me réveille parfois. Quand je me lève pour boire un verre d’eau, je vois ma gueule dans le miroir. Et là, pesant de tout mon poids sur le lavabo, l’eau froide à plein régime, je pleure sans pouvoir redresser la tête.

Par moments, il me semble entendre son pas laborieux sur le gravier, et le bruit que ferait sa valise si elle la posait. Chaque fois je cours ouvrir la porte. Mais il n’y a personne dehors, rien d’autre que le désespoir tranquille des roses et la fadeur d’un dernier soir d’été.