Les Silhouettes

Catherine Pont-Humbert

Artwork by Elizabeth Gabrielle Lee

Avoir un été est une réalité assez largement partagée par la plupart des villes à travers la planète. Mais avoir un hiver, au sens où Montréal en a un, constitue un phénomène que peu de villes ont en partage. Parmi les grandes métropoles, elle serait la plus froide, plus que Moscou, en température moyenne annuelle ; pas de beaucoup, mais elle détiendrait le record.

En raison de sa rigueur et de son exceptionnelle durée, traverser un hiver représente un exploit qui requiert une énergie mentale autant que physique, d’où le sentiment parfois exprimé d’avoir traversé l’hiver « tous ensemble » qui soude une conscience collective. Mais vivre l’hiver à Montréal, c’est aussi expérimenter l’obscure anticipation qui fait trembler à l’idée de son arrivée prochaine. Bien avant sa venue, l’hiver hante les esprits et les conversations. Annoncé deux mois avant son arrivée, subi en silence pendant six mois, à peine parti il menace d’un retour imminent. Même l’été l’a connu et en conserve l’empreinte.

L’hiver participe grandement à l’identité de la ville. Comment expliquer autrement cet étrange sentiment de fragilité qui se mêle au plus fort, au plus colossal? Tout semble toujours en danger, menacé dans une nature puissante qui impose une telle rigueur. Passer de moins trente en janvier à plus trente en août forge des tempéraments adaptés aux contrastes, aux incertitudes, aux épreuves. Si, l’été, les rues de Montréal sont en chantier permanent, éventrées, coupées, bloquées à la circulation, créant des embouteillages gigantesques, c’est que l’hiver, la neige et la glace ont détruit les chaussées, creusant le bitume, faisant éclater les revêtements des rues. L’été, certains quartiers sont sinistrés en raison de ces travaux titanesques que l’hiver impose. La neige coût cher à Montréal, car aux travaux annuels de réfection, il faut, bien sûr, ajouter à la facture les centaines de souffleuses, chenillettes de trottoir, niveleuses et autres chasse-neige chargés de déblayer les quelque 2000 kilomètres de rues englouties sous un manteau blanc qui les rend impraticables chaque année pendant plusieurs mois.

L’hiver à Montréal possède une face riante : sur le mont Royal, la ville se transforme en station de ski, les patinoires fleurissent dans les parcs, la neige durcie brille au soleil, mais quand la tempête fait rage, que le vent s’engouffre sauvagement dans les rues, râle et souffle dans l’air assourdi, Montréal devient inhospitalière. Le ciel est bas, un voile épais couvre la ville, l’air lourd de flocons fait ployer les corps dans les rues désertes. À la tombée de la nuit, juste avant l’obscurité, la ville se transforme en décor cauchemardesque. Les rares piétons cherchent au plus vite à regagner un abri, un lieu éclairé, chauffé, habité. Les silhouettes, telles des spectres, avancent d’un pas alourdi par la poudrerie. Les déneigeuses trouent la nuit de leurs lumières floues, leur bruit incessant et entêtant trouble le silence, occupe tout l’espace. Au fil des mois, l’anxiété gagne, les journées opaques se succèdent et certains hivers, les tempêtes s’enchaînent, ne laissant aucun répit. Entre chien et loup, le blanc vite Sali perd la magie que les rayons du soleil parviennent à façonner de façon éphémère.

Émile Nelligan, le poète, en avait fait une « ville d’argent au collier de neige », mais quand Montréal plonge dans la neige, prise dans le froid et la glace, elle retourne à la sauvagerie des grands espaces et oublie les hommes.



Excerpted from Carnets de Montréal, originally published by les éditions du passage in 2016.