Aimer et tuer: pourquoi j’écris en langue française?

Abdellah Taïa

Artwork by Olaya Barr

À quoi me sert la langue française aujourd’hui, en 2018 ? Et pour quelle mystérieuse raison me suis-je laissé attirer dans les années 1980 par cette langue qui était tout sauf la mienne ?

J’ai quarante-quatre ans. Et après avoir écrit plusieurs romans en français, je suis à présent assailli de doutes. Je ne me rappelle plus exactement comment mon lien sentimental et intellectuel a commencé avec le français. Pire, je me pose même cette question : Est-ce que j’aime vraiment cette langue ?

Je viens d’un monde très pauvre. Une famille marocaine, très nombreuse, dans la ville de Salé, juste à côté de la capitale Rabat. Un monde musulman, totalement arabophone, où j’ai appris l’essentiel de la vie : beaucoup de violence et, parfois, des miracles de tendresse. Les êtres humains n’aiment que cela : se battre, se bagarrer, s’écraser les uns les autres. J’ai découvert que j’étais homosexuel dans ce monde et, très naturellement, j’ai adopté les mêmes techniques de survie que les gens autour de moi pour sauver ma peau. J’ai inventé au début de l’adolescence le personnage du gentil garçon, poli, studieux. Je l’ai joué à la perfection. Évidemment, cela n’a pas suffi. La violence aime la violence. La violence appelle la violence. De ce premier monde qui me tuait, et que j’aimais profondément malgré tout, il fallait sortir. Partir. Trahir.

Les rêves, bien sûr, ne suffisent pas. Je l’ai compris assez vite. Les autres sont toujours les plus forts. Ils finissent par nous rattraper. Se moquer de moi de nouveau. M’asservir de nouveau. Me rabaisser de nouveau.

Où est ma mère que j’aime tant ? Où est mon père dont j’ai toujours été solidaire ? Et où sont mes grandes sœurs, mes héroïnes, mes stars de cinéma ?

Au moment même où l’on a besoin de l’autre, de son regard tendre, de sa main qui vous sauve, on se rend compte de ceci, de cette vérité amère qui nous accompagnera toute la vie : personne ne sauve personne. Faire sa vie c’est tuer les autres comme ils vous ont tué. Fermer les yeux. Assécher son cœur. Construire des murs et des barricades autour de soi.

C’est là, dans ce moment noir, dans cette solitude terrifiante, que j’ai cru que le français pourrait me sauver. M’emmener ailleurs. Loin de ces gens qui disent m’aimer et qui chaque jour me prouvent l’inverse. Le français comme une planche de salut. La planche pour fuir, se distinguer et, aussi, écraser les autres.

Dans la tête du petit adolescent que j’étais, c’était cela le projet. Non pas aimer le français, mais l’utiliser comme une arme, comme une technique, une méthode précise et tranchante.

Avec le français, je croyais que j’allais me couper des autres. Rejoindre une autre sensibilité. Une autre réalité. Belle et mythique. Arthur Rimbaud. Gustave Flaubert, Isabelle Adjani. Marcel Proust. Avec et dans le français je ne pouvais être que libre. Et fort. Bien sûr.

Je savais très bien que cette langue était celle des riches au Maroc. Les autres que nous ne voyions jamais, que nous ne rencontrions jamais, et qui, pourtant, dominaient tout dans ce pays. Comme le pouvoir, ils nous avaient abandonnés dans la pauvreté et l’ignorance eux aussi. Le français leur servait de moyen pour, jour après jour, marquer la distance entre eux et nous. Eux et moi. Restez dans cette prison à tout jamais, n’essayez pas de vous élever jusqu’à nous, vous n’y arriverez pas. Et toi, cet Abdellah qui rêvasse trop, tu devrais renoncer. Regarde-toi. Regarde-toi. Tu as compris ? Oui ? Non ?

Le français, ce français de ces riches, je le détestais. Je l’exécrais. Et, pour être honnête, je savais aussi que c’était le pouvoir de ce français que je voulais avoir pour moi. Le français comme une épée pour aller à la bataille. Le français pour être à mon tour impitoyable. Un guerrier qui ose rêver et qui, sans jamais douter, ose prendre sa vengeance.

C’est ce que j’ai fait. Non seulement j’ai fini par maîtriser cette langue mais, en plus, je me suis même inventé écrivain dans cette langue.

Moi écrivain ! Voilà un mystère qui continuera toujours de me dépasser. Quelque chose que je fais très sérieusement et qui, une fois le travail très pénible d’écriture terminé, m’échappe complètement. Est-ce moi qui ai produit ça, transformé ainsi le monde en mots ? Moi d’hier ? Moi d’aujourd’hui ?

Il n’y a aucun romantisme dans l’écriture. Il n’y a que du vampirisme. On est bouffé cru par les mots, par le style. Par ce qu’on appelle la littérature.

Pour l’auteur, il n’y a aucun salut dans l’écriture. Aucune thérapie possible. C’est même l’inverse qui se produit et se reproduit à chaque instant : les livres volent des parties de votre vie, de votre sensibilité, de votre mémoire, de vos tragédies et vous abandonnent. C’est comme ça. C’est la loi. Inutile de discuter.

Ce n’est pas de la schizophrénie. C’est juste du chaos. Le bordel encore plus fort et plus généralisé à chaque fois dans le cœur de l’auteur. Moi donc.

Je suis aujourd’hui dans l’anarchie plus que jamais. Avec les années, j’ai trouvé mon style d’écriture. Et après ? C’est tout ?

Il y a aujourd’hui en moi une grande insatisfaction. Comme si même la vengeance n’avait finalement plus aucune utilité. J’ai tué ceux qui ont voulu me tuer. Je m’en suis sorti, comme ils disent. Je suis gay et libre. Je suis arabe, musulman et libre. Vraiment ?

Je suis arrivé à Paris en 1998. J’ai lutté pour réaliser ce projet. Devenir un Parisien. J’ai fait le malin. J’ai fait des danses du ventre. Et j’ai essayé de ne pas me perdre.

J’avais la force, la rage, et j’ai conquis Paris. À mon petit niveau, je me suis mesuré à cette ville. Elle ne m’impressionnait pas et ne me faisait aucunement peur. Bien au contraire : je trouvais dans cet espace, ces nouvelles frontières, le terrain idéal pour tenter des choses, oublier que j’étais un pauvre, planifier mon avenir, forcer des portes, tomber amoureux d’hommes plus âgés que moi, leur briser le cœur sans remords, les quitter, les oublier, ne jamais dévier de mon but initial, ne jamais faire attention au racisme ordinaire vis-à-vis des Arabes comme moi.

J’avais vingt-cinq ans. J’ai aujourd’hui quarante-quatre ans. J’ai mis l’essentiel de ce que je pense de moi et du monde dans les livres. J’y ai accompli des trahisons et des meurtres. J’y ai ouvert les blessures et les cicatrices. J’y ai craché fort, vomi tout aussi fort. Et, un jour, je me suis réveillé avec le goût d’avoir perdu. Perdu le combat. Perdu moi-même. Perdu dans les rues de Paris. Perdu en Occident. Haïssant le monde et haïssant toute cette violence en moi qui ne cesse de grandir.

La colère est là, devant mes yeux. Rien ne l’apaise. Rien.

Je ne suis qu’un Arabe. Qui parle bien le français. Qui écrit. Qui publie. Qui réfléchit. Bravo, bravo ! Et après ? Où mettre le reste, tout ce que je ne dirai-écrirai jamais ?

Je peux toujours résister aux clichés qu’on a de quelqu’un comme moi à Paris. Arabe et musulman et gay. Mais comment faites-vous là, mon petit gars ? Voici nos mains, prosternez-vous et baisez-les comme il faut ! Allez, un peu plus de soumission ne vous fera pas de mal !

Je peux écrire ma colère. La nourrir. Lui donner du feu, du gaz, des armes.

Mais je suis perdu. À Paris. 2018. Plus que jamais dans les doutes, sur tout, sur le passé de certains jours abstraits, sur la langue que je domine et qui ne m’aime pas elle non plus, sur le français. Et chaque jour je me pose cette question : Dois-je revenir à ma langue première, l’arabe ? Écrire en arabe ? Poursuivre cette opération de mise à nu dans la peau d’origine ? C’est cela qui redonnera goût à la vie et ses limites trop réductrices de nouveau, à Rabat, à Paris, à New York et ailleurs ?

Où aller ?

J’ai écrit cette petite phrase dans plusieurs des nouvelles que j’ai rédigées à Paris entre 1999 et 2004. À l’époque, l’écriture se faisait en moi dans le désir absolu de conquête. Continuer la bataille avec rien si ce n’est la force qui vient du désespoir et des humiliations incessantes. À l’époque, et sans le savoir, la littérature me permettait de résister au regard de l’Occident sur des gens comme moi, me permettait d’éviter les pièges et de ne pas entrer dans la prison que la France avait réservée depuis très longtemps pour moi.

J’avançais dans Paris. Ambitieux. Arriviste. Désespéré. Mais avec une foi inébranlable dans l’avenir qui m’attendait et dont je ne cessais de forcer les portes.

J’errais et je ne déviais pas de mon but.

Aujourd’hui, je suis comme le personnage que joue Robert Mitchum dans le film The night of the hunter, de Charles Laughton. Un meurtrier sorti de prison qui poursuit des enfants innocents pour les tuer. Je suis le mal. La haine. Le monde vous rejette. Puis, il vous donne la liberté comme on donne une gifle monumentale. Il vous abandonne de nouveau. Il faut alors tout, absolument tout, reconstruire seul.

Tout écrire seul.

Je suis à la fois Robert Mitchum et les enfants qu’il s’apprête à sacrifier.

L’écriture fait peut-être du bien à ceux qui lisent les livres. Mais, à l’écrivain fou qui croit encore aux mots même vidés de leur substance, l’écriture ne sert à rien. Si ce n’est à avoir une conscience suraiguë du monde atroce où, au bout du compte, nous n’apprenons qu’une seule chose : comment, encore et encore, faire du mal les uns aux autres.


This essay originally appeared in Maroc : La Guerre des langues, ed. Kenza Sefrioui (Casablanca: En toutes lettres, 2018).

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