Acte I: La Nuit de L'Éléphant

Zahia Rahmani

Illustration by Cody Cobb

Une nuit, j'ai perdu ma langue. Ma langue maternelle. J'ai à peine cinq ans et quelques semaines de vie en France. Cette langue que je parlais, une langue orale, une langue de contes, de récits d'ogres et de légendes, je ne la parlais plus. En une nuit, une nuit de rêve ou de cauche­mar, j'en parlais une autre, la langue d'Europe. Je suis venue à elle cette nuit-là. La nuit où, endormie, j'ai croisé l'armée des éléphants...

Dans la pénombre, les éléphants transparents défilent.
Ils sont les uns dans les autres, dedans dans les autres et moi en eux.
En dedans d'eux, j'étouffe.
De en dedans à dedans ils me traversent. Je pousse.
Dans le ventre des éléphants je pousse, je passe.
Dedans je rentre, je pousse. Je rentre en un autre, je pousse.
Dans le ventre, je nage de mes pieds de mes mains, je passe. En dedans je rentre. Je pousse à la nage, je passe.
Je rentre.
Je pousse, je passe, je rentre.

Je pousse,
je passe, je touche.
Je touche laporte,
je tire.

À la nage je tire je passe je ferme.

Derrière la porte, les éléphants.
Derrière la porte, pas de langue.
J'ouvre la bouche, pas de voix.

Sans langue, pas de langue.
Sans mot pas de rêve. Pas de mots.
Ils sont derrière. Moi dehors. En dehors.

Une voix me dit, Coche les mares noires ou sombres.
Je tombe.


Je tombe sans mot jusqu'au jour.

Que fais-tu dans le couloir? Ma mère me parle dans une langue à laquelle je ne réponds pas. Je ne réponds plus. À laquelle pendant longtemps je ne vais plus répondre. Je suis allongée devant la porte de ma chambre. Je sais qu'il y a un danger derrière elle. Je crois l'avoir fermée à clé. Il ne fait pas tout à fait jour. Je suis en sueur, trempée. Je me souviens d'avoir dit, Les éléphants. J'ai dit à ma mère, Les éléphants, mais pas dans sa langue. J'avais peur. Et je n'ai pu lui dire. Plus de mots à lui dire. L'Algérie était derrière. J'étais en France depuis peu. Les éléphants étaient dans ma chambre. Celle où se trouvaient encore mon frère et ma sœur. Je les avais laissés avec eux. À cause d'eux, les éléphants, je quittais tout. Mon frère, ma sœur. Ma mère, ma langue. J'allais à contre-courant. Je n'avais plus de nom.

Ce songe, je l'avais oublié. Sans la terreur du monde qui cogne à nouveau je ne serais pas parvenue à le poser.

*

La Nuit de L'Éléphant c'est, pour les musulmans, la naissance de l'enfant Mahomet. Ce fut, disent les récits, lors de la défaite devant La Mecque de l'armée d'Abrahâ, le souverain abyssin. La légende raconte que c'est montés sur des éléphants amenés on ne sait d'où que ces étranges bataillons militaires entre­prirent de détruire la ville. À la vue de ces animaux, les Mékkois prirent peur. Ils s'enfuirent vers les mon­tagnes. Mais c'était oublier la puissance divine, qui envoya des milliers et des milliers d'oiseaux tenant en leurs ailes des cailloux qui terrassèrent les éléphants. L'attaque sema la confusion et la débâcle. Tous mou­rurent d'infections. Et la ville, devenue sainte, fut épar­gnée. Cette nuit-là, en ce lieu, le premier des musulmans est né.

Ce dont je suis sortie, je ne peux l'ignorer. Ce dur combat, je ne peux l'oublier. Je suffoquais. Il y en avait tant et tant, des éléphants. Ils étaient les uns dans les autres et moi je passais de l'un à l'autre, dans leur ventre. J'ai poussé en dedans et je les ai quittés. Que m'avait-on appris sur eux, les éléphants? Et quand et où? Qui les a mis dans ma chambre? Comment sont-ils parvenus jusqu'à moi? Me faisaient-ils la guerre? J'étouffais, ils m'écrasaient, mais je ne savais rien de leurs intentions. Que me voulaient-ils? Ils traversaient en nombre infini, les uns dans les autres, l'espace dans lequel moi je reposais. Je me suis débattue. Contre eux je suis allée.

N'as-tu pas vu ce que ton Seigneur fit des gens de l'élé­phant? dit le Coran. N'a-t-Il pas plongé leur stratagème en plein fourvoiement? Contre eux Il envoya des oiseaux par vagues, leur lança des pierres en fait de sceau. Il les rendit pareils à un chaume dévoré.

Et moi, ai-je pu vaincre une telle armée? J'ai survécu. Et je suis partie. Partie sans eux. L'avais-je entendue ma mère, me raconter la naissance de l'enfant Mahomet? Petite, de sa langue je ne m'écartais jamais. Pourtant, de ce récit je me suis éloignée. Pourquoi n'ai-je pas fait comme dans l'histoire? Si les Mékkois les avaient fuis, pourquoi j'étais allée en eux, les éléphants?

Je suis née au monde avec une langue mineure. Une langue qui ne fait que se dire et que par tradition on ne lit pas. Nous l'appelons langue tamazight. Langue des peuples berbères qui, malgré l'histoire et les conquêtes venues d'ailleurs, ont maintenu en eux un savoir inviolé. Leur langue et ce qu'elle transmet. Qu'ils soient des mon­tagnes de l'Atlas, des territoires de Kabylie ou des Aurès, qu'ils soient mozabites ou touareg, où qu'ils se trouvent, c'est dans leur langue et en ses formes orales que l'Islam a été raconté à ces peuples.

Récite, récite, récite, aurait dit à Mahomet la voix de l'archange Gabriel, Récite ce que je te dis et un peuple ira à toi. Et cette voix qui en langue arabe descendit du Très-Haut, on dit que Mahomet sut la rapporter comme en poésie. Cette récitation frappait, dit-on, quiconque l'entendait. Est-ce pour cette raison? Son épouse et quel­ques proches comprirent qu'il était né homme singulier. Ils l'écoutèrent et répandirent ses propos. Vers Mahomet, les hommes vinrent. De plus en plus nombreux, ils vinrent. Nous sommes tous les enfants d'Abraham, leur disait-il. Ses mots tombaient comme des sphères. Trop grande était sa grâce. Prophète il était donc. Il lui fallut quitter La Mecque. Ses marchands d'idoles lui répugnaient, eux le pourchassaient. Il décida d'élire un lieu. Ce fut Yathrib, à Médine, ville vivante de la mémoire des tribus d'Israël et de ses rituels. Ses disciples y arrivèrent avant lui. Un à un. Puis ce fut son tour. Mahomet, soit il le voulait, soit il le devait, aimait entendre l'histoire du peuple juif, un modèle de communauté fidèle à Dieu qu'il respectait. Sur Noé et ses fils, sur Loth et ses frères, sur Isaac, Sarah et Ishmaël, sur Pharaon, Moïse et Aaron, sur Job et ses infortunes, sur Élie, sur Salomon, sur Jacob et David, il voulut tout, tout entendre. Jusqu'à leurs règles quotidiennes, qu'il fera siennes un temps. Et c'est de l'hébreu que les Juifs, dans sa langue, lui traduisaient. Zayd, le plus jeune de ses scribes, portait dit-on deux mèches. À l'école juive il allait encore. Quant au second, Ubbay, il est dit qu'il fut rabbin avant sa conversion. À la mort de l'Envoyé, c'est à eux que revinrent sa mémoire, sa grandeur et sa gloire. Les versets étaient en leur posses­sion. Plus tard, ils remirent ce bien à Othman. Calife et nouveau guide de l'Umma. Par le présent de leurs codex, de la rédaction du Livre ils furent les obligés. À leurs écrits et à leurs récits, on en ajouta d'autres, entendus ou retranscrits sur différents supports eux aussi. On en omit peut-être certains. Ce qui fut rapporté, on le discuta âpre­ment mais toujours, dit-on, sous la seule bienveillance de Dieu et de Son Envoyé. Le Coran, le livre « des musul­mans», on constitua. La langue arabe prenait un tout autre corps. Elle sera la langue de toute cette aventure. La langue de l'Islam.

Lire le Coran, lire ce livre qui défie l'entendement, c'est comprendre qu'il nous est venu par les langues de l'étran­ger, celles de l'Ancien et du Nouveau Testament. L'Islam, en reprenant la parole de l'étranger, en partageant ses histoires, en remplaçant certaines versions par d'autres, en les donnant ensuite à ceux qui les ignoraient, dont ceux qui ne parlaient pas l'arabe, mais aussi à celles et ceux qui n'ont jamais pu lire, leur offrait pour un temps un plus vaste monde. Un récit sans fin. L'étranger à la langue arabe, mais aussi l'Arabe étranger à l'histoire du mono­théisme, auraient-ils dû le refuser? Ils étaient passeurs, traducteurs, ceux qui racontèrent le Coran à ceux qui ne pouvaient le lire. Et depuis, c'est en dehors de l'arabe, en dehors de cette langue, que des millions d'hommes et de femmes ont porté le message du Prophète. L'Islam n'a pas contraint la langue des hommes. Et la nuit, jusqu'à il y a peu encore, les mères instruites par la seule parole continuaient à bercer leurs enfants de la belle saveur des mots. En somme, pour elles et pour leurs enfants, le livre des histoires s'ouvrait plus grand.

Ma langue et d'autres langues, des récits de la langue arabe se sont nourries. Et c'est pour ce don, son don d'histoire et son apport aux langues que l'arabe fut, et pour longtemps, une langue vénérée. Raconter un livre, dire son arrivée et son origine, dire ce qu'il contient, dire sa langue et ses formes, c'est dire ce qu'il est. Lire le Coran sans cette capacité, c'est avouer que par lui on a été vaincu. N'en déplaise aux émules de l'ignorance frappée du sceau de notre époque, de l'Islam les langues avaient su tirer leçon. De lui elles recueillaient un trésor.

En France, je ne pouvais dire cela à quiconque, j'étais enfant. Je vivais une langue que je ne pouvais transmettre. Comme dans le conte de Myriama, où le conteur ne peut s'arrêter tant que le dernier écoutant ne s'est endormi, je ne savais pas la contenir. Mille fois je l'éprouvai, conti­nuellement elle se déroulait. Moi, la nuit des éléphants je ne courus pas pour m'échapper, j'allai en eux. Dans leur ventre. En quoi ai-je pu croire? Qu'à nouveau je pourrais les vaincre? Et vaincre qui? Est-ce que je voulais les faire reculer? Changer le cours de l'histoire? J'ai tout laissé, Mahomet, les éléphants et ma famille. Ils étaient derrière, traversant encore, piétinant la terre vers un conflit qui les fit tous mourir. La Nuit de l'Éléphant, c'est la naissance des musulmans. De ceux de l'Éléphant, je n'ai pas voulu être. Et des Arabes, dont j'ignorais la langue et les règles, en France, je souffrais d'être, je n'en étais pas. Je les ai quittés. Les laissant tous pris dans le cube de ma chambre. D'eux, je m'écartais.

*

Je me souviens, jeune adulte, de m'être rendue à l'appel d'un spectacle de cirque qui annonçait un numéro d'élé­phants exceptionnel. À leur entrée en piste, je ne fus pas déçue. Leur imposante masse m'impressionna. Ils étaient nombreux, se tenant près les uns des autres, suivis de leurs petits. À peine le dresseur les mit en cercle et les fit asseoir sur leur postérieur, j'ai été prise d'un sentiment de dégoût et d'indignation. Les voit, l'arrière-train posé au sol, levant les pattes en guise de salut au public m'avait attristée. J'avais honte de cette position. J'étais affectée. Je sais le ridicule de cet aveu. J'ai quitté les éléphants et me suis détournée de ce cirque. Je trouvais indigne ce qu'on leur faisait. À eux qui ont engendré tant de choses et porté si merveilleusement le monde, il ne leur restait donc plus que ça pour ne pas mourir?

*

Enfant, on m'avait dit tu es née d'Adam et Ève. Sœur d'Abel et de Caïn. Fille du fils d'Abraham. Mais d'Ishmaël, le ftls de l'esclave Agar ou d'Isaac, le ftls de Sarah, des deux ftls circoncis, je ne savais lequel le père avait porté au mont Moriah. Je ne savais pas lequel avait été l'élu. Le premier texte disait, c'est Isaac. Mais le Coran, qui dans son principe annule ce qui l'a précédé, corrigeait l'histoire en omettant le nom du sacrifié. De qui étais-je issue?

Cette énigme, je l'ai choyée comme une fortune. Ainsi on effaça un nom. On n'osa peut-être pas en mettre un autre à la place.

Est-ce de l'un, de l'autre ou bien des deux que devait naître une grande nation?

Sarah demanda à Abraham d'éloigner l'esclave et son fils. Le patriarche en était triste. Il remit à Agar du pain et de l'eau. La mère mit son fils sur ses épaules et marcha vers le désert. Épuisée, elle parvint à une source. Elle y déposa l'enfant. Et puis, d'elle, l'histoire ne dit plus rien. Plus rien. Sa vie s'arrête. L'enfant se retrouvait sans père et Agar disparaissait dans les limbes du récit. Ainsi je venais peut­être de lui, d'Ishmaël, le fils abandonné né d'une mère esclave répudiée. D'une mère qu'on effacera. Qu'on oubliera. Et par là même d'une femme dont on effacera la descendance. Je m'inscris donc dans cette origine-là. Et même si on veut mettre fin à mes errances en me nom­mant comme on me nomme, c'est par la seule existence d'Ishmaël, l'enfant abandonné, que j'ai échappé à la rigueur du père unique. Abraham, Abraham, aurait pu dire l'ange de la Genèse, pourquoi l'as-tu abandonné? Les rédacteurs ne l'ont pas relevé. Je viens d'une famille sans père. Vers qui je devrais quand même aller?

Je suis de ceux qui sont nés l'innocence blessée. Comme d'autres encore, c'est la guerre qui m'a chassée de mon pays. L'espoir est ce qui motive au combat, les chefs le savent. Le comprenant, ils troquent la peur contre l'espoir. Et il suffit de se faire bourreau pour y parvenir. Ainsi ils durent. Depuis ce temps ces hommes règnent par le mépris, le mensonge et la terreur dans le pays où je suis née. Là-bas j'aurais dû vivre. Cet espoir-là a été tué. Quand l'espoir est décapité, il faut fuir. Et la France, qui de ce gâchis était aussi la cause, ne put me refouler.

J'y ai été emmenée par la faute de mon père. De l'Algérie il fut banni par ses frères. Banni comme tant d'autres l'ont été. Comme tant d'autres le seront. Bannis sans nom, soldats supplétifs des armées coloniales, devenus traîtres à leur pays. Ils sont les bannis et les restes muets des guerres de Corée, d'Indochine, du Viêtnam, d'Algérie, d'Irak et d'ailleurs, qui accompagnèrent jusqu'à leur retour au pays, endossant leur honte, ceux qui furent les perdants de ces guerres. Mon père, c'était ça. Il en était. D'ailleurs ce n'était pas mon père. Il n'a été que mon géniteur. Je n'ai jamais su le nommer. Je n'ai pas eu de père. La guerre me l'avait bousillé. Je sais que j'ai été un être. Pas lui. Lui, il ne l'est jamais devenu. Disons que vivant il était mort. Il ne l'a pas eue sa vie. Il est né mort. Un homme à qui on a pris sa dignité d'homme dès l'enfance. De ça, il ne s'est jamais remis. Mais comme tout ce qui est mort et qui vit quand même, on peut dire qu'il n'est rien devenu. Il n'a pas pu. Muré qu'il a été dans cette maison du crime qui l'avait recueilli, il n'est rien devenu. Il ne le voulait pas. Il était moins qu'un être mineur. Ou plus que le mineur. Il s'est tué. C'est dans ce refus qu'il avait logé sa conscience. Je n'avais ni père, ni patrie, ni religion. J'ai cru que ces gages, qui m'avaient été remis avec la mort de cet homme, auraient été suffisants pour justifier et garantir ma vie sur ce continent européen devenu propre. Mais il n'en fut rien. Au moindre petit accroc, on me soupçonna. On me désigna. On me redonna un père, une religion et une vocation; un Nom. «Musulman», je sais que c'est sans fin. Je me suis offert un sursis. J'étais assignée au Nom. Vigilante, je me devinais, fuyant devant.

*

J'ai su l'Existence du Nom à l'âge de dix ans. Il était tard et j'ai, comme à l'accoutumée, voulu regarder l'écran aux histoires. Cet écran pour de multiples raisons m'était peu autorisé et c'est en cachette, comme dans la nuit, qu'il m'arrivait de me coller à lui, à ses images et à ses voix, qu'il me devenait intime. Nuit et brouillard me disait, Il y a eu six millions d'hommes et de femmes tués. Tués parce qu'ils étaient... Ici, dans ce pays. Pour la première fois je prenais la mesure d'un mal que j'ignorais. Ici, ce n'était pas pour moi seulement l'Allemagne mais aussi la France, le pays où je vivais. Je prenais la mesure de cette chose, cet «ici», j'entendais, je comprenais que, sur ce vaste territoire européen, on arrêtait les gens pour les mener à l'abattoir à un endroit de ce vaste continent et qu'ici, dans ce pays où j'habitais, on arrêtait les gens pour les mener à la mort et j'entendais que tout ça disait, On n'en veut pas, d'eux on n'en veut pas, pas d'eux...

Eux, ils n'avaient qu'un Nom. Un seul Nom. Et personne ne s'est soucié de ce mal qui était en lui, aucun n'a témoigné de ce mal qui était en lui, et ce que signifie cette chose qu'on dit encore, On n'en veut pas, d'eux on n'en veut pas, de lui, d'elle on n'en veut... Et, toujours, cette phrase me fait voir des trains en partance pour la Pologne...

«De toutes les excuses que les intellectuels ont trouvées aux bourreaux - et les dix dernières années ils n'ont pas été oisifs en la matière - la plus pitoyable est que la pensée de la victime, pour laquelle on l'assassine, était une erreur.»

De tout cela, il m'est resté cette phrase. Seule cette phrase, que j'ai trouvée pour vivre, «La pensée de la victime, pour laquelle on l'assassine, était une erreur». Depuis ce temps, j'épie. J'épie la meute et ses mensonges. Et quand la meute à nouveau traque l'homme, quand c'est toi qu'elle avilit et dégrade, alors, il faut fuir. Quitter la meute et ses attentes.Je suis partie.

Je n'espérais qu'une chose. Qu'on me laisse du temps. J'ai eu ce temps. J'ai su que je ne ferais aucun retour. J'aurais aimé une vie, vivre comme je l'entendais. Cette vie m'a été refusée. J'ai surgi d'un nulle-part. Ni poisson, ni dauphin. Mais comme sortie de l'eau enfin. Je ne suis pas grand­chose. Un machin venu là, qui n'a jamais bien vécu ça, mais là quand même. Je pouvais donc partir, vivre ailleurs et porter dignement mon visage sans gloire. Je voulais une vie. Une autre vie. On ne pouvait pas me traquer moi seule. Et je l'ai trouvée quand même cette vie. Elle n'a duré que quelques saisons. On m'a rattrapée. On m'a arrêtée. On a enquêté. Et mon identité fut retrouvée. Que faites-vous ici? m'ont-ils demandé. Vous avez un pays? Oui, mais dans ce pays je n'ai pas pu rester.

Depuis, dans cette tôle j'attends.

*

Comment je vis ces derniers jours? Chacun me veut et me condamne. Tu es l'un des leurs? Non. Tu es des nôtres? Non. «Musulman » pourtant tu es !

Ceux qui ont hurlé ce Nom pour moi sont parvenus à leurs fins. Le Nom, depuis l'âge de dix ans je sais ce qu'il recèle. Et quand « Musulman » est dit parfois comme pour évacuer une puanteur, j'y sens moi une infection des dents. Ce parleur, me dis-je, est un édenté en quête de prothèse. Je lui trouve mauvaise pensée et mauvaise mine. Lui, il croit qu'en ayant ma peau son sourire lui reviendra. Un peu d'amalgame et le tour sera joué. Il reprendra sa gouaille et sa bouche sera comme neuve. En attendant, l'infection est là. Je suis celle par qui le mal advient. « Musulman » je peux exister. Mais l'édenté le refuse. Il me refuse cette existence. «Musulman» tu es. C'est ton Nom. Il sait comment il a façonné son mot et pourquoi il insiste à me nommer comme il me nomme. Et, s'il le faut, il ira fouiller dans la tombe de mon père. Lui, me dira-t-il, il le savait que c'était un homme mort. Combien de fois déjà au nom de grands principes les nations se sont-elles livrées à ce jeu? Elles nomment, elle dénoncent, tuent et elles effacent. Elles tuent, elles effacent et elles dégagent. Le mépris, la violence, le mensonge. Le meurtre, l'oubli et l'avenir. Qui peut encore croire au miracle? À une pro­messe?

Quand on connaît la scène des mises au pas, on n'y assiste pas deux fois. C'est comme un meurtre sans alibi, une farce. Le mort y est déjà gisant et les acteurs y sont sans rôle. On tire le rideau. C'est fini. Et ce malheur il me faut vivre avec. Il se peut que d'autres vivent alors ce que je suis. Je ne suis pas comme on me nomme et pourtant on me nomme comme on me nomme. Ce Nom qu'on m'attribue, je sais la haine qui de tout bord le travaille. Elle mène au meurtre. Ce Nom dont j'ai hérité, ce Nom dont je ne peux m'écarter pour faire de moi un meurtrier, de tout côté on tente de le réduire. Mais à quelle fin? Nous avons éteint les dieux. Du monde nous avons défait le chant. Maintenant nous massacrons Dieu. À quelle fin si, de l'hymne sans voix qu'il nous restait, nous détruisons la mémoire par le seul bruit de la fureur?

Je suis devenue «Musulman». Cela je ne peux plus l'effa­cer. De la fange du monde capitaliste, le pétrole boueux, sont parvenus les pourvoyeurs de morts, les Instrumentateurs de la planète. Des hommes-à-face-de-pitbulls que leur force mécanique pervertit et enrage croisent des hommes-en-noir-cracheurs-de-morts tout aussi animés de violence et de bêtise. De moi, ils ont fait leur proie. Ces deux espèces veulent ma mort. Juste ma mort. La mort de mon monde au profit du leur. Ce monde qu'ils explosent était le mien. Et je n'ai pas su le protéger. Ils m'ont taillé un vêtement à leur mesure. Ils me nomment «Musul­man». Ils me rappellent et me convoquent. Je suis leur otage contraint, témoin de leurs exactions toujours commises en mon Nom. Et parce que je suis pour l'un l'ennemi et pour l'autre le témoin, je suis brutalisée, maltraitée, méprisée et assignée. Comment, en ce cas, marcher résolument dans le monde? La vie qu'on me devait, je ne l'ai pas eue. J'ai quitté l'Europe. Mais quelle terre, autre que déserte, pouvait encore m'accueillir?

Si le dieu argent du capitalisme a fini par croiser sur son chemin le Dieu unique des enfants de l'esclave Agar, c'est à des fins utilitaires et désenchantées. Il feint de choisir pour eux le moins mauvais des règnes. Ils se doivent, dit-il, de lui ressembler et pourtant leur mort il l'a pro­grammée. Voyez leur origine. Ceux-là se disent de notre famille ! Voyez comment ils vivent ! Surtout, il ne faut pas les détruire tous. C'est une masse qui sert notre dessein. Il suffit de les humilier. Humilier davantage.

Quand on dépossède un homme de ses biens et de ses terres, quand on le rince jusqu'au dernier pain, quand on lui replie sa dignité et qu'on l'affame et l'avilit jusqu'à la nudité, c'est qu'on ne veut pas voir en lui un homme, mais un rat. Et ils sont nombreux les endroits du monde où déjà la peste et le choléra pullulent. Et rien n'y fait, le scénario s'étend. Le te/os mythologique s'est fourvoyé dans les écrans plasma et des dragons de fer pourchassent au nom du bien des démons sans corps qui terrorisent les âmes au nom du mal. Ce combat, c'est avec nous tous qu'il a lieu et ceux qui meurent ce sont bien des hommes. À nouveau l'humanité est en panne. Et le rêve commun est anéanti. Le dieu Dollar a gagné la première manche. Et s'il se gonfle d'être le seul maître à bord du pétrolier, il ne sait pas ce qu'il répand. Qui ignore la peste ignore les rats. Cette espèce-là s'adapte vite. Il se pourrait qu'en l'état, elle ait engendré des spécimens hybrides. Quelques­uns de ces rongeurs se nourrissent déjà de fer. Du bateau ils feront une épave.

Je suis un «Musulman». Je n'ai pu m'y soustraire.