Mots vivants

Siham Benchekroun

Artwork by Mirza Jaafar

Cristallin. Crisse. Cristal. Un rire cristallin. Ecoutez-moi ça…

Quelque chose qui tinte, n’est-ce pas ? Le son d’un verre très fin et élancé.

Cristallin.

C’est blanc et lumineux, je trouve. Liquide.

Mais le liquide de la source qui chante. Oui, c’est ça: un mot d’eau.

La mélodie aérienne d’une chute d’eau.

Quand il fait le noir sombre des nuits solitaires, je sors mon “cristallin”, et je le pose, tel un bijou étincellant, à portée de mes yeux aveugles.

Ensuite, je le pare d’autres mots-joyaux, choisis avec soin des rayons de ma mémoire coffre-fort.

Par exemple: “frisson”.

J’aime ce mot, il m’attendrit. Parce qu’il est fragile, frisson. Un petit animal palpitant qui bat comme un coeur chaud au creux d’une paume.

C’est éphémère.

Il faut le caresser doucement, de sorte qu’il ne prenne pas peur davantage et ne cesse.

Frisson...

Un souffle qui effleure. Une invite aux câlins.

“Viens donc, frissons ensemble”.

Comme c’est tendre ! Ça a besoin d’un bras autour pour ne pas s’envoler...

Il y a aussi: “clarté”.

Un grand mot. De la noblesse, de la majesté ! Et la clarté fut.

Ça claque comme un drapeau.

Cristallin. Frisson. Clarté. Une parure de diamants ! Aïe ! Coupant, le mot “diamant” ! Dangereux. Je m’en méfie. Un intrigant peut-être. A cause de cette grimace qu’il me fait faire lorsque je le prononce. D’abord : “dia”, ma bouche peine comme s’il lui fallait mordre à un métal dur et glacial, et puis ce “mant”, juste après, un regret inutile de ma bouche qui se referme...

Je me méfie de “diamant”. Méfie. Méfiant.

Diamant méfiant.

A clarté, j’ajouterais plutôt quelque chose d’innocent. De feutré. Une composition délicate.

Flamme” par exemple.

Vous ne trouvez pas ça innocent, évidemment.

Une flamme innocente, ça vous parait insolite.

Pas mal ! “Insolite”... Surtout si on coupe entre “in” et “solite”, et qu’on prononce rapidement la partie “solite”.

In-solite.

C’est un peu comme: extra-terrestre...

Bon, vous allez croire que je me contente de glisser dans des associations d’idées. Clarté/flamme, c’est lumière du jour et lumière du feu. Et pourtant, si vous écoutez, si vous y regardez bien, vous verrez comme flamme est émouvant au delà de son sens. Il se consume en un seul son. Un rien de vent sur une bougie et “flamme” est parti...

Si frêle !

Mais pas la fragilité du frisson, non, plutôt celle d’un éclat de rire.

Un rire cristallin.

 

*

Remarquez que “clarté” peut s’accorder aussi avec “azuré”. C’est une question de goût. Ou d’humeur.

A mon avis, flamme a plus de détermination.

Une révolte qui se suffit d’être révolte. Un flamboiement insoucieux de l’ombre qui le suivra.

Je reconnais que le “l” dans “flamme” est parfois gênant. C’est vrai. Le son en est moins pur. Comme une larme en trop.

Flamme.

Quoique.

Dès qu’on enlève ce “l”, le mot devient... trouble.

N’est-ce-pas ? Plus rien à voir avec clarté.

Tandis que “azuré” susurre une douceur de ciel tremblé.

Sucré, ce mot. Totalement inoffensif.

Aurait-on pu imaginer des hurlements azurés ? Ou une colère azurée ? Ce serait une ineptie.

Ineptie”. Beurk ! On dirait la peau froide d’une couleuvre froide.

Ineptie. A jeter.

Trois semaines environ que je suis là.

Au début, on croit qu’on ne tiendra pas vivant plus de quelques nuits. On se dit qu’on finira écrasé.

Murs trop proches. Visages trop laids. Sale, froid, petit, le monde où on nous cloître.

Et puis on se surprend à marcher en rond pour fabriquer de la distance.

A dialoguer seul, à voix haute, pour entendre ses réponses. A remuer contre le désoeuvrement. A s’activer contre l’attente.

On s’emploie à quitter le dehors de soi.

Et on se met à repeupler le vide qui se fait.

Moi, j’ai appris à parler avec les mots. Et même à les écouter. Je les convie à de longs tête-à-tête silencieux et complices. Ou de tendres conciliabules.

Je les courtise parfois quand ils me paraissent sauvages. Ou étrangers. Je leur envoie alors quelques mots-messagers qui plaident en ma faveur.

Ils se rendent, amadoués.

Cela peut prendre du temps d’apprivoiser un mot.

Mais je ne suis plus dans le monde du temps. Il est resté de l’autre côté d’ici lorsque j’en ai franchi le seuil.

Le temps est infidèle.

 



Il y a des mots que je câline comme on lustre le poil d’une bête. Pour les faire ronronner en moi. Certains sont si charmants, si délicats, que je les croquerais presque en les prononçant.

Chocolat. Un goût de miel et de lait dans ce mot-là.

Pourpre. La moue boudeuse d’une belle courtisane dévêtue de velours...

D’autres mots sont difformes et mal nés. Ils trébuchent et s’entrechoquent à mes dents. Je prends pitié de leur gêne et surmonte mes répugnances. Parce que derrière une grossière carapace, l’âme peut brûler de mille feux. Comme pour les êtres vivants, la beauté vient du sens bien plus que de l’expression.

Tenez : “Inextinguible”, par exemple: difficile de s’appeler comme ça, n’est-ce pas, alors que l’on porte autant de fureur ?

Un mot boiteux s’il en est. Aucune lettre, aucun son en lui qui rende cette brûlure permanente du désir. Que vient faire le “Inex”, je vous le demande, dans ce mot-ci ? Une absurde évocation domestique dans l’univers de l’insatiable ! Et ce “guible”, n’est-il pas du plus mauvais goût ?

Mais il y a pire. De véritables hontes de langage. “Jouir”, par exemple. Quelle grossièreté pour nommer une pareille extase ! Il n’est pas décent de proférer ce mot aux oreilles d’une femme que l’on vient d’aimer.

“As-tu joui ?” Oh l’horreur !

Un bruit de flatulence dans un chant d’allégresse. Un mot qui pète, littéralement.

Autant geindre sur ses ennuis de digestion. C’est ridiculement court et fat...

Et ce “i” qui trotte après le “ou”, achève le grotesque. Ouiiiii ! J’ai jouiiiii ! !

Accablant.

Pour ces moments-là, remarquez, la langue est d’une misère consternante. Orgasme ne vaut guère mieux. Un beuglement de trombone dans la quiétude d’une alcôve...

A-t-elle bien eu “son” ooorgaaasme ? Ça fait retour de couches...

Non, vraiment, quelles que soient mes tolérances, ce mot-là, je ne peux pas !

 

*

Il m’arrive aussi de ne pas comprendre des mots qui me traversent l’esprit, en visiteurs impromptus. Certains sont clos ou impassibles, d’autres arrogants. Je me souviens vaguement les avoir rencontrés à des occasions littéraires savantes, ou dans quelques lignes ardues d’auteurs célèbres.

Je les prononce à plusieurs reprises pour les séduire. Ça n’a pas toujours un heureux effet. Les plus obscurs peuvent même en devenir méprisants. Ils prennent de petits airs supérieurs qui me révoltent. Une sorte d’opposition de clan. Comme s’ils se réservaient de principe à une élite intellectuelle.

Je trouve ça à la fois humiliant et petit-bourgeois.

Je sais bien que, comme dans le monde humain, les mots se classent aussi en catégories sociales. Il y a des mots aristocrates et des mots roturiers.

Je sais bien.

Ceux qui germent dans la fange et ceux qui fleurissent dans les salons huppés.

Cependant ces considérations ne découragent en rien ma curiosité ni n’altèrent mon ardeur. Je n’ai peut-être pas étudié dans des écoles supérieures mais je n’en suis pas moins un autodidacte méritant.

J’ai même appris vers dix huit ans des pages entières du dictionnaire Le Petit Robert. De A, première lettre et première voyelle de l’alphabet : abaisser, abandonner, abasourdir... en passant par B: babiller, bâcler, badiner, puis C: cabaner, câbler, cabosser...

Pour simplifier, j’ai d’abord cherché à retenir les verbes. Je mémorisais la définition et je la récitais par coeur. C’était très dur mais je tenais bon.

Après, je suis passé aux noms communs. C’est comme ça que j’ai découvert l’immensité d’une langue et de ses sens. Mais je ne savais pas encore que, des années plus tard, j’allais être hanté par ces mots domptés avec tellement d’obstination. Ni qu’ils allaient devenir mes plus fidèles compagnons.

On aura beau me dépouiller de tout, on ne saura jamais toute cette richesse qui chatoie dans ma tête.

Tant que je serais capable de penser, on ne pourra pas me priver de mes mots à moi.

Mes bien-aimés. Mes trésors.

Oh bien sûr, j’ai mes préférés dont je ne me sépare pas. Il en est parmi eux qui me procurent la même émotion renouvelée et je reconnais que j’en abuse.

Ecoutez, par exemple, le mot: “Toucher”. Il n’y a rien à dire, dans “toucher”, il y a toucher.

Ce “tou”, ce “cher”, c’est fou ! Tu penses ce mot et tu sens une peau chaude sous tes mains.

Toucher. Touchant.

C’est peut-être le “ch” qui crée le contact. Ce chuchotement tactile.

Je touche son doux visage de mes doigts. Elle me regarde et me sourit. Touchée...

J’aime emplir ma bouche de ce mot. J’aime l’expirer délicatement.

Tttouchchchcheee.

Il me donne envie de caresses.

C’est un mot de mains hardies et d’émois épidermiques.

Une séduction de chair.

“Baiser” est plus intense, plus profond, évidemment. Ne croyez pas que je m’amuse à quelque jeu de mots facile. Prononcez-le et vous verrez comme il résonne, comme il est pesant.

Baiser, ça ne peut signifier que baiser, c’est clair. C’est un mot plein, en mouvement.

“Baiser” me rend voyeur, et me tend.

L’érection à fleur d’imaginaire. Le désir frémissant d’une femme offerte.

 

*

J’avoue un faible pour les mots vulgaires mais je crains leur compagnie. Il me semble qu’ils doivent se partager pour ne pas être salissants. Autrement, ils répandent sur vous leurs éclaboussures comme un fruit trop mûr qu’on aurait mordu en cachette et qui bave sur le menton.

Certains mots sont plus pudiques, effarouchés même. Je les traite avec prudence. Je les ménage. Je me fais patient.

D’autres sont vulnérables et nostalgiques.

Ils me viennent avec un arrière-goût de larmes.

Je t’aime” est de ceux-là.

Des mots encore sont coquins, comme épicés à la parole, ou perfides, se dédoublant d’un sens à l’autre, ambivalents.

Il y a des mots amers, des mots noirs, des mots froids. Il y a des scintillements en mots, des clins d’oeil, des soupirs, et puis des mots comme des temples antiques, avec des passés secrets, des légendes qui s’accrochent à la première racine, ou des mots tout neufs, derniers-nés de concepts modernes, de découvertes scientifiques, d’audaces de sociétés.

Il y a des mots encombrés et des mots transfuges, ramassés comme des reliques de voyages d’un peuple à l’autre.

Il y a des mots pour jouer. Et des mots qui vivent le temps d’un caprice de mode et qui traînent en disgrâce le restant d’une civilisation.

Il y a même des mots qui ne signifiaient rien et qui, soudain, deviennent bavards. On a presque envie de les bâillonner pour qu’ils se taisent. Mais ils bruissent de souvenirs comme une ruche. Et leurs piqûres sont douloureuses.

Il ne faut pas se leurrer pourtant: les mots sont fragiles. Ce sont des héros aux pieds d’argile. On peut facilement les blesser. Alors ils gisent entre nos phrases comme des aigles aux pattes brisées. Que serait le vol d’un oiseau sans ailes ?

Des mots s’écrasent de trop porter nos peines. D’être rendus coupables à notre place.

Ceux-là sont des mots-victimes. Des livreurs innocents de violence. Charriés dans les flots boueux des mensonges. Des mots déchets. On ne peut plus rien en faire après. On ne peut plus y croire. C’est un gâchis.

Alors que les mots sont d’une telle naïveté. Une telle transparence. Ils prennent la teinte de ce qu’on y verse. Ce sont des flacons purs qu’il faut précieusement remplir. Et non pas les jeter comme de vulgaires ustensiles, puis s’étonner de ce qu’ils se brisent en éclats, et blessent nos vies…

Ah mes chers, si chers mots ! Chaque jour, j’en amène des dizaines à ma langue et je leur donne corps au travers de mes lèvres. C’est que je ne veux pas qu’ils meurent d’inutilité, qu’ils soient tués par l’oubli.

Je suis responsable de mes mots.

Et à leur tour, eux m’aident à rester vivant.

Parce qu’à force d’immobilité, j’ai peur de me pétrifier dans le noir. De m’assécher. Les mots font courir mon sang. Ils sont l’eau vive qui me nourrit.

C’est bon, “nourrit”. Il y a “nous” dedans. Du chaud et du confiant. Et “ris”. Une image de foyer heureux sur le papier glacé d’un livre scolaire.

 

*

Je me répète sans cesse des mots qui donnent du courage. Des mots de tendresse. Des torches de lumière.

Maman. Marcher. Respire. Des sources chantantes.

Glouglouter.

Clapotis contre une gorge. Miauler.

Des mots qui s’entendent. Musique que je compose, les yeux fermés sur moi et qui me rassure.

Des petites mains d’enfant s’agitent...

Non, pas les mots qui font mal. Les fragments de chagrin qui durent et putréfient la chair.

Humide. Cafard. Trahison. Non. Haïr. Un nom de femme. Mourir.

Non. Des pas de fantômes le long d’un cauchemar. Gémissement.

Gronder. Gronder... Au creux de “gronder”, il monte, comme d’un coquillage plaqué contre l’oreille, la douce furie du vent, le déchaînement d’une vague.

Dans “gronder”, s’écoute une colère d’homme. Doucement. Là... Doucement.

Je me serre entre mes bras.

Je me tourne en boule, les yeux aveugles d’obscurité. Je dessine une prairie verte piquetée de petites fleurs rouges. Un gros soleil comme un bouton d’or dans un morceau de ciel bleu. Et des arbres. Et un puits... Un chemin d’écolier. Sur le papier qui s’anime, des tâches de ruisseau bavent. Mes joues pleurent une source intarissable coulant d’une lointaine enfance.

Soleil. Ciel. Dormir. Infini. Inespéré. Des mots au secours.

Eternel. Sourire. Des amis en mots.

Tendresse. Douceur. Bercer.

Des lettres. Des sons. Des caresses d’aimants qui sont là pour moi. Apaiser. Mains. Perle. Oh ! Perle... Une goutte qui se parle. Un coin de bouche tendre.

Espoir. Désir. Impérieux. Des mots impétueux.

Rouge. Vif. Des mots d’incendie. Liberté. Regard. Horizon.

Beauté. Encore. Force.

Oui. Paix. Aimer. Rêver. Oui.

 

Guérir.