Le plan américain

Evelyne de la Chenelière and Daniel Brière

Artwork by Robert Zhao Renhui

SCÈNE 1
Le plan 1

Blue screen. Ils sont à moto et roulent dans la ville.

LUI:  . . . C'est le symbole qui compte.

ELLE:  Mais après, il faudra qu'on se sauve.

LUI:  Oui.

ELLE:  Parce que personne ne comprendra notre démarche.

LUI:  Exact.

ELLE:  Peut-être qu'ils voudront nous tuer parce que nous sommes les messagers . . .

LUI:  Peut-être.  Mais on sera déjà loin.

ELLE:  Nous allons survivre.

LUI:  Oui, nous allons survivre.

ELLE:  Nous allons survivre à cette épreuve, parce que nous sommes ensemble.

LUI:  Et, puisque l'inconfort est partout . . .

ELLE:  Qu'il n'y a nulle part où être confortable . . .

LUI:  Et qu'il faut pourtant se mettre quelque part . . .

ELLE:  Nous serons divinement hospitaliers l'un pour l'autre.

LUI:  Mon accoutumance à toi est totale et éternelle.

ELLE:  Ma passion pour toi est forcenée.

LUI:  Ta beauté est une insolation qui égare les sens.

ELLE:  Tu es un miracle de style.

LUI:  Je n'aime que toi.

ELLE:  Je n'aime que toi.

Sirènes de police.

LUI:  Shit! Quéssé ça?

ELLE:  Qu'est-ce qui se passe?


SCÈNE 2
Le départ de Papa

Ils sont tous les quatre dans un très grand lit.

ELLE:  Au revoir, papa.

PÈRE:  Au revoir ma princesse.  Mais où est passé ton frère, ce chenapan?

ELLE:  Il dort.

PÈRE:  Encore?  Mais il n'arrête pas de dormir!

ELLE:  C'est parce qu'il déploie beaucoup d'énergie quand il ne dort pas.

PÈRE (riant):  Toujours à le défendre, hein?  Ma belle pitchounette!  Viens me voir un peu. Et...hop! (Elle lui saute dans les bras) Mais dis donc, t'as encore grandi, toi!

ELLE (réclamant comme une enfant):  Dis que je suis de la mauvaise herbe!

PÈRE (trafiquant sa voix):  Tu es de la mauvaise herbe!

ELLE (éclatant de rire, ravie):  Papa . . .

PÈRE:  Oui mon trésor.

ELLE:  Je veux pas que tu partes.

PÈRE:  Moi non plus.  Mais c'est mon travail, tu comprends?

ELLE:  J'ai toujours peur, quand tu pars.

PÈRE:  De quoi as-tu peur, ma puce?

ELLE:  J'ai peur que tu te fasses prendre en otage, ou que tu exploses sur une mine artisanale.

PÈRE:  Je ne me laisserai jamais prendre en otage.

ELLE:  Je sais Papa . . .

PÈRE (la faisant sauter en la soulevant):  . . . Et je sauterai par-dessus les mines!

ELLE (riant):  Papa!

PÈRE:  Tu ne t'inquiètes plus.  Promis?

ELLE:  Promis.

La MÈRE arrive, souriante, avec un sac en papier brun, qu'elle tend au PÈRE.

MÈRE:  Je t'ai fait un lunch pour la route.

Les parents s'embrassent chastement.

PÈRE:  Merci chérie.

MÈRE:  Je t'en prie.

PÈRE:  Tu es formidable.

MÈRE:  Oh, c'est pas grand chose.

PÈRE:  J'aime que tu sois moderne, et néanmoins capable de servir ton mari sans te sentir humiliée.

MÈRE:  J'en tire au contraire une grande fierté.

PÈRE (à ELLE):  Tu seras bien gentille avec Maman, ma puce?

ELLE:  Oui Papa.

MÈRE:  Elle est toujours gentille.

PÈRE:  Maman travaille fort, tu sais. Et sa carrière est aussi importante que celle de Papa.

ELLE:  Je sais. Je vais faire comme elle quand je serai grande.

MÈRE:  C'est vrai? Tu veux être comme moi?

ELLE:  Oui Maman, comme toi!

MÈRE:  C'est très bien si c'est ce que tu veux.  Mais je ne t'ai pas mise au monde pour que tu sois à mon image.

PÈRE:  Et nous t'aimons pour ce que tu es.

MÉRE:  Quoi que tu fasses.

ELLE:  Je sais.

LUI arrive, essoufflé.

LUI:  Papa!

PÈRE:  Ah!  Mon petit soldat s'est réveillé!  Très bien! «L'avenir appartient . . . ?

LUI:  . . . à ceux qui se lèvent tôt.»

PÈRE:  «A beau mentir . . . ?

LUI:  . . . qui vient de loin.»

PÈRE:  «La démocratie est un mauvais système . . .

LUI:  . . . mais elle est le moins mauvais de tous les systèmes.» Churchill.

PÈRE:  Bravo! Quelle culture!

LUI (les larmes aux yeux):  Papa . . .

PÈRE (le prenant dans ses bras, ému):  Mon grand garçon . . . Tu sais, on est des hommes, toi et moi, mais on a le droit d'avoir des émotions nous aussi.

LUI:  Je t'aime, papa.

PÈRE:  Moi aussi je t'aime, mon garçon, et je suis capable de te le dire.

LUI (sortant un papier de sa poche):  Je t'ai fait un dessin.

PÈRE (exagérément):  Mais c'est un Picasso!!! . . . Tu sais quoi? Je vais toujours le garder avec moi.

LUI:  C'est vrai? Toujours?

PÈRE:  Toujours.

Le PÈRE et LUI se font des tapes étranges dans les mains et ça n'en finit plus. Ensuite, le PÈRE prend son sac de voyage.

PÈRE:  Je reviens très vite.

MÈRE (passant ses deux bras autour des épaules de ses enfants):  . . . Et puis nous, on n'aura pas le temps de s'ennuyer, pas vrai?

LUI:  Tu sens bon, Maman.

MÈRE:  Merci mon cœur.

PÈRE (en riant, comme trop complice avec la MÈRE):  Faites pas trop de bêtises, tous les trois! (Il s'éloigne) À bientôt!...

Il part.

MÈRE, LUI ET ELLE (le saluant exagérément de la main):  À bientôt! Amuse-toi bien!

PÈRE (de loin):  . . . Et merci pour le casse-croûte!

La MÈRE, LUI et ELLE rient comme si le PÈRE venait de faire une bonne blague.

Le lit recule lentement vers l'arrière-scène.

PÈRE:  Nous formions une famille fonctionnelle, où l'on n'en finissait plus de s'épanouir les uns auprès des autres.

MÈRE:  Nous étions unis dans l'harmonieuse solidarité d'un foyer chaleureux qui suscitait l'envie et l'admiration de tous.

PÈRE:  Nous servions d'exemple, sans en tirer de vanité.

MÈRE:  En plus, nous étions tous beaux.


SCÈNE 3
Le plan 2

Blue screen.
Moto.
Bruits de sirènes de police.

LUI:  Shit!  Quéssé ça?

ELLE:  Qu'est-ce qui se passe?

LUI:  Des gens!

ELLE:  Qu'est-ce qu'on fait?

LUI (en criant vers le ciel):  That's it! Kill the messenger, you motherfucker!

ELLE:  Pourquoi tu parles anglais?

LUI:  I don't know, baby, those suckers are ready to shoot I'm telling you.

ELLE:  Quoi?

Ils ralentissent, abandonnent la moto et poursuivent la course à pieds, butent contre une clôture Frost.

ELLE:  Par là!

LUI:  Non!

ELLE:  Il faut qu'on s'en aille!

LUI (s'accrochant à la clôture):  Moi, je bouge plus!

ELLE:  Hein? Viens!

LUI:  Non!

ELLE:  On a encore une chance! Il y a un passage là-bas! Vite!

LUI:  Non, c'est trop risqué! J'abandonne!

ELLE le tire par la main, il résiste.

LUI:  J'irai pas! J'irai pas!

ELLE:  On va se cacher!  Je vais te cacher, O.K.?

LUI (contre la clôture):  Maman! Maman! Maman!

La clôture se déplace latéralement, ils marchent de profil, le décor change derrière.


SCÈNE 4
L'école

Flash back.

MÈRE (à travers la clôture):  Bonne journée, sois sage. À tout à l'heure... je t'aime.

LUI:  Je t'aime, Maman.

LUI se met en rang.
La MÈRE repart.
À quelques reprises, la MÈRE et LUI se retournent l'un vers l'autre pour se faire des «tatas».

Reprise de la scène.

La MÈRE et LUI font exactement les mêmes mouvements et déplacements que précédemment.
Flash lumière.

LUI (réfléchissant tout en marchant):  Je déteste l'école et ma mère m'oblige. Je suis sûr qu'elle sait que c'est dangereux, l'école, sauf qu'elle ne veut pas me le dire pour ne pas m'effrayer. Elle a l'air de me reconduire normalement à l'école, mais en vérité elle me tient beaucoup trop fort, elle me rentre les ongles dans la peau, et sa main est moite, elle transpire. Elle a peur que je meurs, à l'école, c'est évident. Elle sait que c'est un établissement rempli de périls. C'est pour ça que son corps reste penché après m'avoir embrassé, son corps reste penché comme pour me rattraper mais en fait je suis déjà parti c'est trop tard. On dirait que je lui glisse des doigts sans qu'elle puisse faire quoi que ce soit. Qu'est-ce que ça changerait au monde que j'aille pas à l'école aujourd'hui? Ce serait pas grave, qu'est-ce que ça changerait au monde?

MÈRE:  Bonne journée, sois sage. À tout à l'heure... je t'aime.

LUI:  Je t'aime, Maman.

Il se met en rang.

LUI (faisant un tata à sa mère):  Je pleure pas, Maman!

LUI (faisant un tata à sa mère):  Regarde, Maman, je pleure pas!

LUI (faisant un tata à sa mère):  Je vais essayer de pas mourir, Maman!

Reprise de la scène.
Flash lumière.

MÈRE (réfléchissant tout en marchant):  J'essaie de faire comme toutes les autres. D'articuler quand je prends la parole, de lever les yeux, de m'attacher convenablement les cheveux, de porter des bottes qui font ce bruit de botte sur l'asphalte, et puis d'avoir à la main un sac à main qui contiendrait différents objets pratiques et des mouchoirs en papier, mais j'ai beaucoup de mal.

Les autres mères sont efficaces, affairées, tendres et détendues, il me semble. Je les imite de mon mieux, surtout le sourire rapide et les regards de connivence entre elles, pour bien s'indiquer les unes aux autres qu'elles partagent quelque chose, comme un secret, et aussi les phrases à ne pas oublier: bonne journée et sois sage, à tout à l'heure et je t'aime. (S'adressant à lui) Bonne journée, sois sage.  À tout à l'heure... je t'aime.

LUI:  Je t'aime, Maman.

Il se met en rang.

LUI:  Bonne journée Maman!

MÈRE:  Quoi?

LUI:  Bonne journée!

MÈRE:  Je ne t'entends pas, qu'est-ce que tu dis?

LUI:  Je te souhaite une bonne journée!

MÈRE:  Je n'arrive pas à t'entendre! Mais je viendrai te chercher! Tiens bon! Tiens bon! Maman revient te chercher à trois heures et demie c'est promis!


SCÈNE 5
Nos parents

ELLE:  En réalité, notre mère fait partie de cette génération de femmes affranchies, pour la plupart adultères, qui fument, boivent à outrance, et jamais ne viennent chercher leur enfant à l'école dès trois heures et demie.

LUI:  Ces femmes qui n'ont aucune tenue, ni aucun sens du devoir maternel.

ELLE:  Ces femmes qui ont un téléphone cellulaire.

LUI:  Et des sous-vêtements affriolants.

ELLE:  Et de la créativité.

Ils pouffent de rire.

LUI:  Et beaucoup de cinq à sept.

ELLE:  Beaucoup.

LUI:  Dans des galeries, des musées...

ELLE:  Elle s'occupe d'une revue d'art.

LUI:  Un genre de revue qui explique comment se forcer pour aimer les œuvres d'art et les artistes émergents.

ELLE:  Elle organise des expositions.

LUI:  Des happenings.

ELLE:  Des performances.

LUI:  Parfois elle sert de modèle aux artistes.

ELLE:  Elle est très impliquée.

Musique: Prokofiev, Roméo et Juliette, opus 64, Danse des Chevaliers.
Scène d'art moderne. La MÈRE fait son empreinte dans une installation.

LUI:  Notre père, lui, va voir de près toutes les guerres pour pouvoir bien nous montrer qui meurt et comment et à quel point.

ELLE:  Il photographie la détresse des autres.

LUI:  Une sorte de détresse exotique.

ELLE:  Les gens se pâment devant ses photos.

LUI:  Parfois il éprouve de la culpabilité.

ELLE:  Il ne revient presque jamais au pays, et repart aussitôt, parce que la souffrance d'ici est relative.

LUI:  Et parce que, évidemment, les guerres reprennent toujours ailleurs, elles se répondent les une aux autres, se font l'écho des unes et des autres, comme des cloches.

ELLE:  Comme notre père passe son temps à photographier des choses vraiment dégueulasses qui lui collent au cerveau, notre mère prétend qu'il va devenir aveugle.

LUI:  Notre mère veut nous protéger de cette violence que notre père rapporte de ses voyages.

ELLE:  Dans ses récits et ses photos.

LUI:  Mais aussi sur ses vêtements.

ELLE:  Et dans ses cheveux.

LUI:  Et lui, au contraire, trouve que c'est une bonne chose de montrer la violence.

ELLE:  Voilà le noeud de l'affaire.