La dernière scène

Alain Foix

Artwork by Lee Wan Xiang

III

LUMIÈRE

MUMIA:  Bienvenue au couloir de la mort de Pennsylvanie. Bienvenue dans ma cellule de deux mètres sur trois. Bienvenue dans la ruche des ténèbres où soixante-dix huit bourdons enfermés dans leurs cellules butinent quotidiennement le fiel et la haine de l’Etat. Bienvenue dans un monde où le soleil ne peut briller que deux heures par jour à travers des grillages. 

Je n’en reviens pas. Condamné à mort ! Ils m’ont condamné à mort. Je suis peut-être naïf, ou tout bêtement stupide, mais je pensais que ma condamnation serait annulée. J’y croyais vraiment. Je croyais que mes appels aboutiraient. J’avais confiance en la justice de mon pays. J’étais Black Panther mais j’étais journaliste. Ce n’est pas de la justice, c’est de la politique. Un juge de la Cour Suprême a dit un jour : « Un noir n’a aucun droit qu’un blanc soit tenu de respecter ». Oui, il a dit ça. N’attendez pas des grands médias qu’ils vous dévoilent la vérité. Ils couchent avec l’Etat. Moi, je la dis, la vérité. Même si je dois parler depuis la vallée de l’ombre et de la mort, je la dirai. C’était Mumia Abu-Jamal, depuis le couloir de la mort.

NOIR

 

IV

LUMIÈRE

CORETTA entre en chantonnant et se dirige vers le piano. Elle met des fleurs qu’elle arrange dans un vase. MUMIA apparaît nu en fond de scène. On entend une voix off qui dit :

VOIX OFF D’UN GARDIEN:  Ouvre la bouche. Sors la langue. Tu portes un dentier ? Laisse-moi voir les deux côtés de tes mains. Remonte ton prépuce. Soulève ta bourse. Retourne-toi. Penche-toi en avant. Ecarte les fesses. Le dessous des pieds. Rhabille-toi.

(MUMIA saisit le paquet de vêtements à ses pieds. Il se rhabille et l’on voit qu’il a l’habit d’un pasteur protestant avec un chapeau mou. C’est MARTIN LUTHER KING qui sort et se dirige vers CORETTA jouant un air sur le piano.)

CORETTA:  Tu disais : « On ne peut pas jouer du piano sans admettre que les touches noires rendent un son aussi beau, aussi nécessaire que les blanches ».

MARTIN:  J’ai dit ça moi ?

CORETTA:  Oui, monsieur, tu as dit ça.

MARTIN:  Je ne sais pas jouer du piano.

CORETTA:  Ne fais pas l’idiot. Joue, joue-moi comme autrefois.

MARTIN:  Tu sais, les aveugles, ne voient pas les couleurs. C’est peut-être pour ça qu’ils jouent si bien (il ferme les yeux). Alors ça, c’est une blanche, c’est ça ?

CORETTA:  C’est ça.

MARTIN:  Et ça une noire ?

CORETTA:  Oui, c’est ça, allez joue, Ray Charles.

MARTIN:  Tu sais ce qu’a répondu Ray Charles à un journaliste qui lui demandait si malgré son succès mondial, il n’était pas au fond malheureux d’être un aveugle ?

CORETTA:  Non, dis-moi.

MARTIN:  « Eh bien, ça aurait pu être pire, j’aurais pu être noir. »

CORETTA (riant):  Allez joue.

(MARTIN joue « Sometimes I Feel Like a Motherless Child » et accompagne CORETTA qui chante. CORETTA continue à chanter a capella en regardant MARTIN s’éloigner. Elle prend le bouquet de fleurs.)

NOIR CUT

 

V

LUMIÈRE

CORETTA est assise face à MUMIA, de l’autre côté de la vitre, le bouquet à la main.

MUMIA:  Elles sont belles. Tu as pu les faire entrer ici ?

CORETTA:  Ils m’ont autorisé.

MUMIA:  Mais je ne peux pas les emporter.

CORETTA:  Je sais, c’est juste pour que tu les voies.

MUMIA:  J’aimerais bien les sentir. Elles sentent quoi ?

CORETTA:  La liberté.

MUMIA:  Des filles du soleil et de l’eau. Elles dansaient dans le vent . . . Le soleil . . . J’ai besoin de soleil. Notre peau a besoin de soleil et les blancs nous jettent à l’ombre.

CORETTA:  Notre peau est couleur de prison.

MUMIA:  C’est ça, maman. Ils voudraient nous blanchir comme des endives en cave. Pas vrai, maman ?

CORETTA:  Ne m’appelle pas maman.

MUMIA:  Mais . . .

CORETTA:  Ne m’appelle pas maman. Je ne suis pas ta mère.

MUMIA:  Mais Martin est mon père. Alors, tu es ma mère.

CORETTA:  Il n’aurait pas aimé avoir un fils comme toi.

MUMIA:  Parce que je brise son rêve ?

CORETTA:  Tu es plutôt le fils de Malcolm X.

MUMIA:  C’est ça, oui. Je suis né sous X. On est tous nés sous X. Des orphelins de cette nation. On est tous classés X. Ils nous enferment dans nos ghettos parce qu’ils ne veulent pas se voir dans nos regards. Les lunettes de Malcolm étaient à rayon X. Il les foutait à poil. Ils l’ont tué et nous enferment dans les ghettos, dans les prisons bien à l’abri des rayons X. Ils ne veulent pas se voir. Ils ne veulent pas qu’on les regarde droit dans les yeux. Ils ne veulent pas se voir à poil. Oui, je suis un fils de Malcolm. Mais de Martin aussi. Je ne suis pas le fils de son rêve, non, je sais. Son rêve jamais réalisé. Les enfants ne sont jamais ce qu’on voudrait qu’ils soient. Un enfant, ce n’est pas un rêve. Je suis peut-être son fils dévoyé, son fils raté, son fils quand même.

CORETTA:  Mumia, je suis sûr qu’il t’aimerait comme un fils. Et il aimait bien Malcolm quand même.

MUMIA:  Oui, un fils voyou. Malcolm l’aimait aussi et le respectait.

CORETTA:  Je sais, Malcolm me l’a dit.

MUMIA:  Comme moi je l’aime et le respecte, je respecte son souvenir.

CORETTA:  Mumia ?

MUMIA:  Oui ?

CORETTA:  Tu peux m’appeler maman.

MUMIA:  Tu sais, parfois, je me sens comme un enfant sans mère.

CORETTA et MUMIA (chantant ensemble):  Sometimes I feel like a motherless child.

NOIR PROGRESSIF

 

VI

LUMIÈRE

MUMIA seul au parloir.

MUMIA:  Cette enfant, un rayon de soleil dans mes ténèbres. Elle était toute petite, une voix de petite souris, on aurait dit Minnie. Elle n’était qu’un bébé lorsqu’on m’a jeté en enfer. Je ne l’avais jamais revue depuis : trop jeune pour l’emmener ici. Ses yeux ont éclairé le noir de ce parloir ! Ils brillaient de bonheur. Elle est venue tout droit vers moi, mais comme une mouche, elle s’est heurtée à cette glace. Stupeur. Elle a réalisé, et ses larmes ont jailli. L’Etat nous séparait avec une glace. Ses poings se sont serrés et ses poings ont frappé, frappé, frappé la vitre. « Casse-la, casse-la », elle criait. Sa mère était à ses côtés, elle était pétrifiée. Mais a pris Hamida dans ses bras. Elle s’appelle Hamida. Elles ont pleuré et mes yeux ont coulé, et mon nez s’est bouché. « Pourquoi je ne peux pas l’embrasser ? Pourquoi je ne peux pas lui faire des bisous ? Pourquoi je ne peux pas m’asseoir sur ses genoux ? Pourquoi on ne peut pas se toucher ? Pourquoi, pourquoi, pourquoi ? ». Je me suis détourné. Je ne voulais pas qu’elle voie son père pleurer. J’ai repris mon souffle, séché mes larmes et me suis retourné. Alors, je lui ai dit en faisant la grimace : « ma fille, comment peux-tu respirer avec un nez rempli de morve ? » Alors, petit à petit, comme le soleil fait son apparition derrière un gros nuage, j’ai vu percer un tout petit sourire sur son visage, qui grandissait, qui grandissait. Je lui ai rappelé comment elle avait l’habitude, toute petite, de serrer le chat dans ses bras jusqu’à l’étrangler, et ses dénégations se transformaient en rires. Et tous les trois, nous nous sommes mis à échanger toutes sortes de bêtises. En quelques minutes, le temps de visite s’est épuisé. Elle a récité ce poème que nous disions au téléphone : I love you, I miss you, and when I see you, I gonna kiss you. Nous avons ri, elles sont parties. Ca fait cinq ans déjà, depuis cette visite, mais c’est comme si c’était hier. Ses petits poings qui cognaient là, sa rage d’enfant contre ce verre, ses larmes, sa rage, sa rage ! (Il frappe la vitre.)

NOIR CUT

(On entend chanter CORETTA.)

 

VII

LUMIÈRE

CORETTA chante une chanson d’Harry Belafonte : 

And the song I sing,
I sing for you, sweet Martin Luther King,
And the song I sing,
I sing for you, sweet Martin Luther King

(MARTIN apparaît en fond de scène et se dirige vers la vitre en avant-scène. Il allume une cigarette.)

CORETTA:  Tu étais heureux ce jour-là derrière la baie vitrée. Tu semblais délivré. Tu allais mourir, tu le savais, tu l’avais annoncé. C’était un beau jour de printemps et les oiseaux chantaient. L’odeur des magnolias se répandait partout comme pour couvrir la puanteur de Memphis. C’était la grève des éboueurs. Comme tu étais heureux, Martin, en ces beaux jours de pâques, entouré de tes amis. Tu jouais avec eux comme un enfant dans la cour du Lorraine motel, à cheval sur le dos de Ralph Abernaty, essayant de désarçonner Jessie Jackson monté sur le dos du révérend Kyles. Un tournoi de révérends, jouant comme des enfants, et tournoyant comme des oiseaux. J’aurais voulu voir ça. Et puis tu es rentré dans la chambre 306 et tu riais, et tu riais, et tu as appelé ta maman. Pourquoi l’as-tu appelée Martin ? Tu ne l’appelais jamais quand tu étais en tournée.  Et puis tu l’as embrassée une dernière fois. Tu le savais, une dernière fois. Le son d’un saxophone est entré dans ta chambre avec l’odeur des magnolias. C’était Ben qui jouait sur le parvis. Il vous attendait pour aller au meeting du soir. Alors tu as passé la baie vitrée, tu es sorti sur le balcon et puis tu t’es penché pour lui parler.

MARTIN (penché par-dessus le balcon):  Eh Ben, n’oublie pas de jouer ce soir « Precious Lord Take My Hand », et joue le vraiment bien.

COUP DE FEU

NOIR

(MARTIN s’écroule.)

LUMIÈRE

(CORETTA accroupie près de lui, le caresse et sort une craie pour dessiner son contour.)

CORETTA:  Pourquoi, Martin ? Pourquoi as-tu passé la baie vitrée ? Le monde réel n’est pas un rêve. La mort derrière la vitre Martin. La mort derrière la vitre. Tu disais que ça pouvait arriver n’importe quand, n’importe où. Le bruit d’un pot d’échappement te faisait sursauter. Kyle a cru l’entendre ce bruit d’une voiture mal réglée. Il faisait doux, la nuit tombait et les oiseaux chantaient, tu t’en souviens ?

(MARTIN se lève et s’en va tandis que CORETTA reste auprès de sa marque dessinée à la craie sur le sol noir et elle chante : )

And the song I sing,
I sing for you, sweet Martin Luther King,
And the song I sing,
I sing for you, sweet Martin Luther King

NOIR

MUSIQUE

 

VIII

MUSIQUE 

Lontano de György Ligeti. MUMIA derrière la vitre comme derrière un pare-brise.

LUMIÈRE PROGRESSIVE

MUMIA:  4 heures du mat, Philadelphie. Marre de faire le chauffeur de taxi. C’est cinq dollars. Bonne nuit, monsieur. Merde, un coup de feu. Un flic tabasse un noir à terre. Putain ! Mais c’est mon frère. Qu’est-ce qu’ils lui ont fait ces porcs ! Ca va, il se relève. Plus rien. Je ne vois plus rien. Si, je vois un autre noir couché sur le trottoir. Putain, mais c’est moi ! C’est bien moi ! Qu’est-ce que je fais là ? Un flic me tatane visage. Je ne sens rien. Trois autres arrivent. Ils me tabassent, ils me savatent. Ils me menottent et me projettent la tête contre un gros lampadaire. L’acier est dur, l’acier est froid. Mon corps en sang sur le bitume. J’entends ma fille qui me parle.

—Papa ? /Oui ma puce ? /Pourquoi est-ce qu’ils te battent comme ça ? /Ca va ma puce, ça va, je n’ai rien. /Mais papa, pourquoi ils t’ont tiré dessus ? /C’est un vieux rêve qu’ils ont depuis longtemps, ne t’inquiète pas. Papa va bien. Tu vois ? Je ne sens rien.

Mon père me parle maintenant. Oh, papa, que fais-tu là ? Tu es mort depuis vingt ans. /Ca va, mon garçon ? /Oui, papa, ça va. /Je t’aime, mon fils. /Je t’aime aussi papa, mais tu es mort déjà, depuis vingt ans.

Du sang dans ma bouche. La sirène hurle, la voiture file. Du mal à respirer. Papa, papa, tu es si beau encore. Vingt ans que tu es mort. Ils me trainent au poste pour me finir, je crois. Non, ils me condamnent à mort car j’ai tué Faulkner. Faulkner ? J’ai tué Faulkner ? Oh non ! Les Palmiers Sauvages, Le Bruit et la Fureur ? J’ai tué un génie ? /Imbécile, pas l’écrivain, Daniel Faulkner, un flic, c’est pire. /J’ai tué un flic ? Comment ça j’ai tué un flic ? C’est eux qui ont voulu m’assassiner. Leur balle m’a crevé un poumon. Je crache du sang. /Ton flingue, tu l’avais dans ta main, tu l’as shooté. /Mon flingue ? Mais il ne sort jamais de ma boite à gants. /Tu l’as fumé, tu es foutu Mumia. Adieu le Black Panther, va griller en enfer. /Je ne suis plus un Black Panther, j’ai démissionné. Je ne fais plus le con. Je suis un journaliste et un chauffeur de taxi. /Va griller en enfer, négro.

Putain ! Ce n’est pas un polar à la con pour des patates sur canapé. C’est moi qui suis derrière l’écran. Putain d’écran. Et ça fait mal, et c’est l’enfer. Trente ans déjà. Changez de chaîne. Zappez, zappez-moi.

CUT MUSIQUE

Et cette putain de télé qui nous passe ces conneries à longueur de journée. On n’a rien d’autre à foutre que de les avaler. Et on retient le temps, et goutte à goutte, seconde après seconde. Car au fond là-bas, au bout du couloir, il y a encore un autre écran, après celui du parloir, il y a la troisième chaîne, la rôtissoire. Alors, cette putain de télé, on s’y agrippe et on en bouffe. Le monde est là, la vie est là, derrière l’écran. On peut bien la rêver, on ne peut pas toucher. L’enfer c’est une vitre avec des gens derrière. Ils nous ramollissent la cervelle devant un écran de télé avant de la griller. Du cerveau disponible pour la chaise électrique. Mais si on veut penser, et si on veut écrire . . . Je veux une machine à écrire. Je veux une machine à écrire. Cent fois, je le leur ai demandé : 

CHANGEMENT DE LUMIÈRE

(On le voit dans sa cellule.)

MUMIA:  Eh chef, je veux une machine à écrire.

VOIX OFF:  Pas de métal ici, trop dangereux.

MUMIA:  Mais j’en veux une à pile et en plastique.

VOIX OFF:  Pas de machine ici, c’est le règlement. Raison de sécurité.

MUMIA:  Et un morceau de verre de trente centimètres, ce n’est pas un risque pour la sécurité ?

VOIX OFF:  Et où tu vas trouver ça ?

MUMIA:  Ben, sur ma télé.

NOIR