Traduire comme Transhumer

Mireille Gansel

Illustration by Cody Cobb

A l'écoute du silence

Quand une lettre arrivait le père s'absorbait dans sa lecture, la maisonnée retenait son souffle, il régnait un silence religieux. Assis dans le grand fauteuil, il était soudain très loin. Puis, avec une gravité rituelle, il annonçait : « Ce soir, je vais vous traduire ». Personne ne manquait alors à l'appel. Ni même ne se serait permis de faire attendre. Je me souviens : cette écoute des silences lorsque le père cherchait le mot juste, ou la construction de la phrase, parfois se corrigeant, se reprenant. Interstices de mystère, fines passerelles de secondes. La petite fille aimait beaucoup entendre les mots qui parlaient d'elle, qui plus est, de les entendre prononcés par ce père plutôt pointilleux sur les compliments. Il y eut un soir mémorable, car c'est en cet instant que, pour la première fois, je vécus de l'intérieur, sans en mesurer encore la portée, ce que cela allait signifier pour moi : « traduire ». Les choses se sont passées le plus simplement du monde. Comme souvent quand c'est important. Or, dans ce passage de la lettre, il était question de moi, bonheur ! Mon père traduit par un premier mot le terme employé par son frère, ou une de ses sœurs : « chérie », bute sur le mot suivant : et répète une première fois cet adjectif, somme toute assez banal, puis poursuit et bute de nouveau et le répète une deuxième fois. C'est là que se produit le déclic décisif : j'ose l'interrompre... et je demande : « mais en Hongrois, c'est le même mot ? ». Il esquive : « ça veut dire la même chose ! » J'ose insister : « mais c'est quoi les mots en hongrois ? » Alors un à un, il énumère presque avec gêne, en tout cas avec une retenue comme devant une impudeur, les quatre mots magiques que je n'ai plus jamais oubliés : « dragamkedvesemaranyoskamedesem ». Fascinée, et impitoyable, je le traque, le suppliant de me « traduire » ce que « chacun » d'eux « veut dire » : « Dragam : ma chérie – Kedvesem : ma gentille – et ces deux autres mots dont la littéralité sensuelle me resta inoubliable: aranyoskam : ma petite en or – edesem : ma petite en sucre – Je découvre, ce soir-là que les mots, comme les arbres, ont des racines dont mon père me révèle la magie : « arany » : « l'or » − « edes » − « sucré – doux ». D'un coup, l'épure du français s'est embrasée devant cet arc-en-ciel de sensations, chacune enrichie d'un possessif tendrement enveloppant.

A travers ces quatre mots, c'est un autre monde qui s'ouvre. Une langue à naître dans ma propre langue. Et cette conviction, qu'aucun mot parlant de l'humain, n'est intraduisible.


« Connais-tu le pays... »

A l'oukaze jetant un interdit sur la langue hongroise, le père avait mis un bémol : « si tu veux communiquer avec la famille, tu n'auras qu'à apprendre l'allemand ».

«Mais toi, tu connais l'allemand ? » La réponse du père fut poignante : « J'en connais huit mots, ceux que le professeur réservait aux élèves Juifs de la classe, les seuls qu'il m'ait inculqués : « du bist ein stück fleisch mit zwei augen ». Et d'ajouter : « je déteste l'allemand ». Bien des années plus tard, la petite fille comprendra que cette détestation nouait dans les eaux sourdes d'une commune souffrance et d'une commune révolte un double rejet : de l'allemand, langue des persécuteurs et de ceux qui humilient, et de l'hébreu, la langue de son être-juif persécuté et humilié. De son enfance à Balassagyarmat il garda aussi, toute sa vie, le rejet de toute forme de langage double. Toute trahison de la Parole. Dans la langue des prophètes : l'hébreu de la piété de sa mère, Deborah, d'une longue lignée venue de Moravie, l'hébreu des prières de son père, Nathan , d'une longue lignée venue de Galicie. Pays des confins de l'empire austro-hongrois, inventé lors du partage de la Pologne en 1772 puis rayé de la carte du monde en 1918. Carrefour des langues de tous les peuples qui le composaient : polonais, ruthène, allemand, yiddish. Terres de misères et de féroces persécutions où les plus pauvres des Juifs puisèrent les racines mystiques d'une intense piété : le Hassidisme: « hassidhessed » : « de bonté et de ferveur du cœur ». Ainsi ce grand-père Nathan. Il vivait les textes sacrés dans les gestes humbles auxquels le temps du Shabbat donnait tout leur sens. Il était typographe dans une petite imprimerie et tous les samedis, vêtu de son costume noir élimé et digne, il faisait à pied le tour des hôpitaux de Budapest, s'asseyait auprès des malades qui n'avaient pas de visite, s'entretenait avec eux puis sortait de sa poche un des bonbons préparés tout exprès. Le vendredi soir, en quittant la synagogue, il ne laissait jamais repartir seul dans la nuit quelque compagnon isolé mais les conviait à la grande tablée familiale.

Ces souvenirs, c'est la vieille tante Szerenke qui me les a transmis dans cet allemand dont Ahron Appelfeld écrivit : « il n' était pas la langue des Allemands mais celle de ma mère(...) .Dans sa bouche les mots avaient une sonorité pure, comme si elle les prononçait dans une clochette de verre exotique.(...) Les mots des langues qui nous entouraient s'écoulaient en nous à notre insu. Les quatre langues n'en formaient plus qu'une, riche en nuances, contrastée, satirique, pleine d'humour. Dans cette langue, il y avait beaucoup de place pour les sensations, pour la finesse des sentiments, pour l'imagination et la mémoire. »

Cet allemand d'Imre Kerstesz de Budapest, Appelfeld de Czernowicz, Tibor de Prague et dernier patriarche de la famille. Quand j'entends leurs voix, quand ils me parlent, à Berlin, ou depuis Jerusalem ou Haïfa, c'est Szerenke que j'entends. Et tout ce petit cercle de survivants. Une même langue. D'un monde qui n'existe plus.

Cet allemand traversé par les exils et emporté au long des générations de pays en pays, comme on emporte un violon. Dont les vibratos auraient retenu les accents et les intonations, les mots et les tournures des pays et des parlers adoptés.
Cet allemand langue sans territoire et sans frontières. Langue intérieure. Si je devais n'en retenir qu'un mot, un seul, ce serait : « innig » : « profond, intense, fervent ».

Cet allemand appris pour part à l'école encore du temps de l'empire austro-hongrois, pour part au sein de la famille comme langue transfrontière. Ce fut le cas en particulier de Szerenke qui ne fit pas d'études mais, en tant qu'aînée des neuf enfants, s'imprégna de cette langue qui était la langue d'intimité de ses parents, Nathan, né en Hongrie, Deborah-Charlotte, née en Slovaquie. L'allemand, langue de leur couple. L'hébreu, langue de leur prière. Szerenke était le puits de mémoire. Elle parlait à mi-mot. Mais entre les mots, le silence de son sourire disait l'essentiel. Et d'abord son infinie compréhension des vies. Dès qu'elle sut qu'au lycée j'avais choisi d'apprendre l'allemand, elle m'envoya une lettre. Sur un papier comme une feuille de ciel. Léger comme une aile. Ma première lettre de « là-bas » pour laquelle je n'avais plus besoin d'interprète. De son écriture qui dansait entre les lignes et où aucune ponctuation ne venait interrompre le rythme de ses paroles tracées à haute voix. Elle m'intronisait sa « secrétaire » : « même si je ne sais pas bien les écrire, toi tu peux comprendre les mots qu'il y a dans mon cœur ». Honneur suprême du cœur, habilitée désormais à recevoir et garder des secrets, tel ce petit meuble du même nom, mais aussi à transcrire ces mots d'une langue qui nous serait à jamais commune. « Etre secrétaire », première nomination et appellation première de ce qui va devenir chemins du « traduire ». J'entrais ainsi de plain-pied dans un allemand qui dépassait allègrement les murs d'école et les balises des apprentissages programmés. Cette langue de l'âme, transgression et franchissement de tant d'enfermements et interdits et tant de frontières, n'est-elle pas par essence langue de poésie ? Elle me parla immédiatement et je la reconnus d'emblée lorsque, en feuilletant mon livre de classe, édition encore imprimée en gothique, je rencontrai pour la première fois des poèmes en allemand, c'était des vers de Goethe :

Kennst du das Land, wo die Zitronen blühn,
Im dunkeln Laub die Gold-Orangen glühn

Connais-tu le pays où fleurissent les citronniers,
dans le sombre feuillage luisent les oranges d'or

Ce fut le même enchantement, quand sous les ombrages du petit jardin de Mandula ucca, Szerenke, puisant à la fontaine immémoriale, « racontait », racontait à perte de vue, dans son allemand métissé de hongrois, yiddish, slovaque. Le même enchantement quand par ces nuits d'été, sous les grands arbres de l'Ile Marguerite − Margit Sziget, enveloppés dans des couvertures, avec mon vieil oncle Istvan nous écoutions les Lieder de Schubert monter jusqu'aux étoiles.


Translation Copyright © 2017 Ros Schwartz. Published in November 2017 by Les Fugitives.