La guerre des signes

Jonathan Littell

Des soldats UPDF trouvent un point d'eau, dans le nord de la République démocratique du Congo (RDC), mai 2011.

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En 1986, Yoweri Musevini prend le pouvoir en Ouganda, mais doit écraser un vaste mouvement de révolte populaire parmi l'ethnie acholie, au nord du pays. Des survivants se regroupent sous la houlette de Joseph Kony pour former l'Armée de résistance du Seigneur (LRA en anglais), qui lance une guérilla impitoyable, vite connue pour ses massacres et ses enlèvements en masse d'adolescents, à fins de recrutement forcé. Les forces armées ougandaise (UPDF), en réponse, vident les campagnes et regroupent la population acholie dans des camps insalubres qui se transforment en mouroirs, faisant dix fois plus de victimes, d'après les données de l'OMS, que la LRA elle-même. La LRA est enfin repoussée d'Ouganda et de ses bases arrières au Sud-Soudan en 2005, et se replie sur l'est du Congo. Deux ans de négociations de paix débouchent sur un accord, mais Kony refuse de signer. Fin décembre 2008, l'Ouganda lance une offensive bâclée, et la LRA se disperse à travers le Congo, le Sud-Soudan, et la Centrafrique, ciblant de manière atroce la population locale. Les UPDF les poursuivent toujours à travers les trois pays.

Le MI-8 bourdonne au-dessus des arbres, gros insecte repu aux flancs gonflés, blanc comme une mythique baleine qui aurait tout à coup pris son essor. Son ombre, légère, file sur les cimes vertes. Des hublots sont ouverts et un vent joyeux balaie l’intérieur de la panse; la porte du cockpit, mal fermée, bat en révélant les nuques rouges et épaisses des pilotes ukrainiens. L’hélico est loué, avec des fonds américains, par l’armée ougandaise: UPDF, Ugandan People’s Defense Forces. Deux officiers sont assis sur une banquette, kalachs entre les jambes, déchargées et pointées vers le sol. Un lieutenant des forces aériennes, cloué malgré le vacarme à sa radio, contrôle le vol. Devant lui sont entassés des cartons de corned beef, de farine de mil et de bouteilles d’eau minérale. Par le hublot de la porte on contemple la forêt, vaste océan aux tons verts sans cesse changeants, traversés de coulées pâles, déboisées. Au loin, une masse grise s’abat sur les arbres, tube de pluie brumeux joignant le nuage et la verdure. On est quelque part entre le Sud-Soudan et le Congo, rien n’indique la frontière, il n’y a aucun signe de vie, pas un feu, pas une parcelle, pas une case. C’est là-dedans que se cache l’ennemi, et il suffit de regarder pour constater l’impossibilité de ces missions de ratissage sans fin. L’opération, que les Ougandais appellent OLT, « Operation Lightning Thunder », couvre une zone grande comme l’Allemagne, entièrement boisée, peu habitée, presque sans routes. L’ennemi, c’est la Lord’s Resistance Army, rebelles ougandais rejetés au-delà des frontières depuis des années, mais qui continuent à tuer, piller et enlever de jeunes esclaves à travers trois pays voisins. Il doit en rester quelques centaines. Allez les trouver là-dedans.


'Le bush.' Dans le nord de la RDC, mai 2011.

Le bush, les Ougandais appellent ça, la brousse en français. Vingt minutes après l’atterrissage, à l’orée d’un village perdu nommé Nakale, une petite colonne de soldats UPDF, avec leurs visiteurs, arrive à la lisière de la forêt et passe entre les arbres. Tout de suite le pas change, ralentit, se rompt. On louvoie entre des petits palmiers trapus drapés de lianes, on s’empêtre dans les ronces, les branches cassées, couvertes d’épines, accrochent le pied, le rythme est irrégulier et difficile. Le soleil poudroie les branches, fait miroiter certaines feuilles, en caresse d’autres, en laisse d’autres encore dans l’ombre, les toiles d’araignées brillent dans les puits de lumière, les troncs se dressent comme des colonnes grises au milieu de la verdure. On peut à peine lever la tête pour regarder, il faut garder les yeux au sol, les herbes cachent de mauvaises surprises; il suffit de laisser traîner le pied au mauvais endroit et déjà les fourmis rouges envahissent la jambe sous le pantalon, plantent leurs mandibules dans le gras du derme et filent vers la poitrine, la troupe avance et on ne peut pas s’arrêter, il faut les arracher une par une, en marchant. Les seuls bruits sont ceux, lourds, des pas, le froissement des corps contre les branches et les feuilles, sa propre respiration: interdiction de parler, les voix portent loin en forêt et l’ennemi pourrait entendre. Il n’y a pas de chemin, le GPS dicte la direction, un homme, devant, coupe les obstacles principaux à grands coups de machette, ceux derrière se débrouillent avec le reste comme ils peuvent. Le terrain varie, on sort du bois pour une plaine de hautes herbes à moitié sèches parsemée de petits arbres, on avance plus vite au milieu des crissements d’insectes et des chants d’oiseaux. Puis recommence une forêt dense, où l’on se fraie de nouveau un chemin au rythme des coups de machette. Au détour d’une palmeraie, une nuée d’abeilles agresse les hommes, quelqu’un a dû déranger leur nid, elles s’accrochent aux têtes et aux paupières pour piquer, le venin brûle, on fonce à travers les ronces pour leur échapper, elles poursuivent la colonne en débandade, mourant l’une après l’autre pour la repousser le plus loin possible de la ruche. Après viennent de grands marécages, encombrés d’herbes plus hautes que les hommes et de roseaux qu’il faut aplatir avant de marcher dessus, le pied glisse, on dérape, tombe, c’est encore plus difficile que la forêt. La sueur coule à flot, imbibe les vêtements, mais les soldats boivent peu, l’eau est limitée, deux litres par jour en général, parfois même un; les LRA, dit-on, peuvent tenir une journée entière sans boire, un supplice dans ces conditions. L’eau est un enjeu majeur ici, la brousse est sèche malgré sa luxuriance, et les points d’eau conditionnent les mouvements, le choix des campements. On traverse une rivière asséchée, il reste quelques marigots, un soldat emplit sa bouteille; on trouve une assiette en métal, des traces de pêche au filet: l’ennemi est passé par là, il y a une semaine environ. Un peu plus loin on tombe sur son camp, une « défense » comme disent les UPDF. Quelques feux, des lits faits d’herbes séchées, avec des rigoles pour canaliser la pluie et des bâtons aux quatre coins pour soutenir le poncho qui sert de tente. « UPDF ne campe pas comme ça », explique le capitaine Patrick Mukundane, qui commande la section. On relève les coordonnées GPS pour les transmettre à Nakale, on compte les lits pour estimer la taille du groupe ennemi, un soldat passe sa main dans les cendres, leur texture permet d’estimer l’âge du camp, une à deux semaines, semble-t-il. Sur un des lits traîne encore la notice déchirée d’un antipaludique: les LRA ont parfois des médicaments, pris aux commerçants qui sillonnent à vélo les routes de la région. « Un grand commandant vivait ici, commente Patrick. Ça se voit d’après la manière dont ils étaient organisés. Ils pêchaient, ils déterraient des patates douces sauvages. Il y a beaucoup de traces tout autour, ils ont dû rester ici environ un mois. Ça pourrait être Ongwen. Il aime beaucoup le poisson. » Dominic Ongwen est un des trois chefs de la LRA recherchés par le Tribunal pénal international (TPI), un tueur responsable de massacres épouvantables, on sait qu’il tourne par ici. Plusieurs fois, les UPDF ont failli le coincer, ils ont libéré ses femmes, des jeunes filles enlevées et forcées de l’épouser, lui ont pris quelques armes, mais c’est un malin, il a toujours réussi à filer. Lorsque les soldats achèvent leurs recherches la marche reprend. Plus loin on croise des traces de pas. Encore les LRA? On reviendra le lendemain les pister, avec plus d’hommes. Vers 16h, on n’est plus d’après le GPS qu’à 400m du but, une autre défense LRA où nous attend le squad UPDF que la colonne vient renforcer. Ces 400m à vol d’oiseau doivent en réalité faire un kilomètre au sol, tout comme les 8 kilomètres déjà parcourus doivent en représenter 12 ou 13. On s’enfonce dans une forêt dense, impossible, on avance pas à pas, les pieds se tordent dans les lianes et les racines, tous les cinq minutes le capitaine s’assoit sur une boîte de munitions tandis que ses hommes défrichent. C’est vertigineusement beau, mais durant les pauses on a le temps de songer à l’écart entre la splendeur visuelle et l’oppression psychique du bush. On le voit sur les photos: l’amateur s’évertuera à produire des images d’un vert rutilant, éclatantes de lumière, alors que le vrai photographe, lui, créera des images noires, où les rares éclats de lumière laissent à peine entrevoir une figure humaine, se débattant avec un univers qui lui est foncièrement hostile. Pourtant les hommes vivent, ici, les paysans zandés—le groupe ethnique qui occupe toute la région où sévit maintenant la LRA—habitaient le bush, en petits groupes familiaux, avant d’en être chassés par l’arrivée des rebelles fuyant l’offensive ratée de décembre 2008. « Les palmiers veulent dire que des gens vivaient là, explique Patrick. Il n’y a pas si longtemps, deux-trois ans peut-être, le bush repousse vite si on ne s’en occupe pas. » Les LRA aussi vivent dans le bush, depuis des années, traqués comme des bêtes fauves qui ne peuvent s’en prendre qu’à plus faible qu’eux. On voudrait bien comprendre comment ils tiennent. Pour les UPDF, les conditions sont dures, mais ils disposent de toute une logistique, ils ont des GPS, des radios, des bottes et des ponchos neufs, tous les sept jours les MI-8 basés au Sud-Soudan amènent la nourriture et évacuent les malades. Les LRA n’ont rien de tout ça. Et la saison des pluies débute, ça va être pire: les moustiques vont se multiplier, et la malaria qui va avec, les herbes vont pousser plus hautes que les hommes, la moindre trace se repérera facilement, ne serait-ce que celle d’un seul fuyard. Justement, le tonnerre gronde, de plus en plus près. Puis arrive la pluie, légère tout d’abord puis très vite en trombe, en quelques instants on est entièrement trempé, la tête, les jambes, les fesses, le poncho aide un peu mais il s’accroche partout, on avance péniblement, en haletant, la nuque courbée sous l’eau, enfin on débouche dans une savane détrempée, la pluie s’arrête brusquement, il ne reste que quelques dizaines de mètres, le camp est tout près, on sent son odeur, feu, sueur, haricots, herbe coupée. Un dernier rayon perce les arbres, le soleil bascule vers l’horizon. On aura mis plus d’une heure, pour ces 400 derniers mètres.


Un peloton UPDF marchant à travers 'le bush', dans le nord de la RDC, mai 2011.

Quand on repartira, en hélico, on ne regardera plus la forêt de la même manière. Ces plaques vert pâle, dégagées, qui ont l’air si facile à traverser, ce sont les étendues marécageuses étouffées par les hautes herbes. Elles se prolongent, à travers le vert grisâtre des bois jeunes, par de larges coulées d’arbres foncés, bien plus grands, manguiers et autres vieilles pousses, traçant le lit d’une rivière inexistante en saison sèche. La végétation croît, meurt, s’effondre, s’enchevêtre, et on comprend que cette étendue immense est tout sauf une mer, elle n’est ni plane, ni indifférenciée mais parcourue de nervures, de lignes de force, de courbes et d’accidents qui influent sur le passage et la présence d’humains, et conditionnent la chasse qu’on leur livre. Si la jungle est par excellence l’univers de la trace, alors la guerre fantôme que livrent les UPDF à la LRA est une manière de guerre sémiotique. Les deux ennemis ne se voient jamais, seulement quand un LRA, à bout, sort pour se rendre, ou lors de rares contacts, lorsque les UPDF les bousculent par surprise et les tuent, les capturent ou les forcent à fuir. Dans le modèle classique de la chasse à l’homme, ceux qui ont vu Les Chasses du comte Zaroff le savent bien, arrive toujours le moment où la proie se retourne contre le chasseur; mais ici, aucune chance que ça arrive, la disproportion des forces est insensée, les LRA sont dispersés en groupes de 4 à 6 combattants, rarement plus, tous n’ont pas d’arme à feu et les cartouches sont rares, 10, 8, peut-être seulement 4 par kalach, disons 60 ou 70 cartouches pour le groupe, alors qu’un squad UPDF, avec ses 40 ou 45 hommes et ses mitrailleuses PK, aligne une puissance de feu de 5000 ou 6000 coups. Ainsi chacun tourne autour de l’autre, épiant ses traces. Tout ici est signe, car interprété par l’homme. « Après avoir volé de la nourriture sur la route, réfléchit le capitaine Patrick qui tente de reconstituer le parcours de ceux que nous recherchons, ils ont campé là où nous avons dormi, puis ils ont amené leurs prises à la défense principale, pour le commandant. » Durant la marche, des soldats sont détachés sur les flancs de la colonne pour repérer des traces: des herbes froissées, un marigot piétiné, une liane coupée qu’on peut approximativement dater d’après son degré de sécheresse. Petit à petit on reconstitue tout l’itinéraire et le schéma de vie du groupe ennemi. Trois jours auparavant, le lieutenant Bosco Otim Omony, envoyé à la recherche d’un groupe LRA de dix ou quinze hommes actifs au sud de la frontière soudanaise, avait detecté les rebelles tandis qu’ils cuisinaient; mais ils entendirent son approche, ouvrirent le feu et prirent la fuite. Le squad de Bosco les poursuivit jusqu’à la route de la frontière, puis la traversa pour fouiller deux jours durant la brousse de l’autre côté, en vain car les LRA, rusés, avaient fait demi-tour. Mais un de leur captifs, un Soudanais, avait profité de la confusion pour s’échapper et se rendre à un poste de l’armée congolaise. Il mena Bosco jusqu’à la défense où nous l’avions rejoint avec Patrick, dont le groupe de renfort resterait là en embuscade, au cas où, tandis que le squad reprendrait ses recherches. Le jour qui suit, on trouve un troisième camp, installé dans les ruines de huttes zande, près d’un point d’eau; le lendemain, les soldats partent chercher des traces autour de l’eau, dessinant un grand cercle autour du camp pour déterminer la direction de départ de l’ennemi. Mais les LRA font la même chose avec les UPDF, eux aussi épient leurs traces, fouillent leurs camps abandonnés, et parfois même s’y installent, comptant bien que les UPDF n’y reviendront pas de sitôt. Leur unique avantage réside dans leur rapidité et leur mobilité. « Avec UPDF il n’y a pas de vitesse, m’expliquera quelques jours plus tard, à 300 km de là, dans la savane de Pasi au sud de la frontière centrafricaine, un ancien capitaine de la LRA passé aux UPDF en 2007, Vincent Okema. Mais la LRA a la vitesse. S’ils savent que UPDF est après eux, ils peuvent marcher le double. Ils peuvent marcher en un ou deux jours ce que UPDF marche en trois ou quatre. » S’ils se sentent talonnés, ils se fixent un rendez-vous à un point de repère, un grand arbre ou un point d’eau, puis se séparent, contournant un à un leurs poursuivants sur les côtés pour se retrouver derrière eux. Parfois même ils se mettront dans les traces des UPDF et les suivront, sachant que ceux-ci ne feront pas demi-tour. Mais les UPDF savent ça aussi et alors parfois envoient un deuxième squad derrière le premier, à cinq ou huit kilomètres de distance, pour prendre les LRA en tenaille.

C’est une guerre d’attrition. Ceux que les UPDF appellent « les LRA originaux », les combattants d’ethnie acholie passés avec leur chef Joseph Kony à l’ouest du Nil vers la fin 2005, ne sont pas plus de deux cent, cent cinquante même, et tous les mois deux ou quatre se font tuer ou se rendent. Les captifs congolais ou soudanais ne comptent pas, même si les LRA leur donnent une arme ils ne leur font pas confiance; et depuis qu’ils ont été chassés d’Ouganda, repoussés des centaines de kilomètres à l’ouest, ils ne peuvent plus enlever comme autrefois des enfants acholis et les « politiser », pour utiliser le mot de Vincent Okema. Vincent a été enlevé en 1993, à Gulu, il avait déjà 22 ou 23 ans et a failli être tué tout de suite, car ses ravisseurs le jugeaient déjà trop vieux pour être « politisé », même si lui estime qu’il n’était pas mûr du tout, et explique à quel point il a vite intégré l’idéologie LRA prêchée par Kony et ses commandants. La LRA est le modèle même du groupe fermé; il se reproduit par prédation, par la capture, et vit en huis clos. Le groupe est structuré par ses règlements, dictés par Kony sur ordre des esprits qui lui parlent: même lorsqu’on n’en comprend pas la raison, comme Vincent Okema qui m’en fait la liste, on doit y obéir. Le rebelle LRA ne boit pas et ne fume pas, il ne mange pas de porc ou de mouton, animaux pleins de pêchés. Les femmes qui ont leurs règles ne peuvent cuisiner. Lorsqu’il traverse de l’eau, le LRA le fait en silence, et il prend un peu d’eau dans sa main, pour en tracer une croix sur sa tête. Il ne fait pas de feu avec des pierres, c’est comme ça qu’on reconnaît son campement, aux petits bâtons fichés autour des foyers pour soutenir les casseroles, contrairement aux UPDF qui utilisent des pierres ou des morceaux de termitières. Celles-ci sont aussi interdites, au combat, le LRA n’a pas le droit de se cacher derrière, ou de monter dessus pour observer ou tirer. Avant la bataille, il ne peut pas coucher avec sa femme: « Si tu joue à shake avec elle, observe Vincent, tu mourras là ». S’il couche avec une femme qui ne lui a pas été attribué par le commandant, il sera tué, ou recevra au minimum 300 coups de canne. La punition dépend de l’humeur de Kony; mais ceux qui tentent de fuir sont tués, « sans excuse » dit Vincent, souvent par d’autres captifs, à coups de bâton. Beaucoup voudraient se rendre, bien sûr, pas que les captifs récents, la plupart des LRA historiques aussi sans doute. Mais ils ont peur, peur de leurs camarades et de leurs chefs, peur aussi de ce qui leur arrivera hors du groupe: peur d’être lynchés par des villageois s’ils se présentent seul (et au Congo cela arrive souvent), peur d’être torturés ou tués par les militaires congolais ou ougandais, peur du TPI, peur des tribunaux ougandais, peur des vengeances en pays acholi. En fait les LRA qui se rendent sont bien traités, on les interroge mais sans violence, elle n’est pas nécessaire car une fois sortis du bush ils n’ont plus rien à cacher, puis on les envoie en Ouganda, où ils sont amnistiés et suivent un programme de réinsertion psychosocial et une formation professionnelle, avant d’être renvoyés chez eux avec un peu d’argent et de matériel domestique, ou d’intégrer l’armée, plus ou moins volontairement. Mais cela, comment le leur communiquer? C’est de nouveau un problème sémiotique. Les Nations Unies, en Ouganda d’abord puis au Congo, ont lancé des émissions radios, où d’anciens LRA témoignent de leur nouvelle vie: dans les camps LRA, on a vite commencé à trouver de nombreux postes radios détruits. On placarde aussi des affiches dans la forêt, rédigées en cinq langues au moins, on écrit des lettres les invitant à se rendre, qu’on accroche, roulées dans une petite bouteille plastique, près de leurs camps. Mais les chefs LRA font de la contre-propagande, et pour des combattants enlevés en bas âge, endoctrinés dans la terreur du gouvernement et restés isolés toute leur vie, il est difficile de croire les réassurances des UPDF. « Même moi, s’exclame Vincent, quand j’étais dans le bush, je ne me rendais pas compte, si je reviens au gouvernement, [que] je serai en sécurité comme ça. Mais quand je suis arrivé ici, la façon dont le gouvernement me prend, me protège, je me suis rendu compte tard, c’est très très bien. Mais il n’y a aucun moyen d’aller prêcher à ces gens qui sont restés dans le bush. Si je laisse une lettre, d’autres vont dire: “Non, celui-là, il nous trompe”. Mais s’il y a une communication où nous pouvons communiquer avec eux, alors personne ne peut rester dans le bush. »


Richard Komakech, un transfuge LRA, sur une base de l'armée ougandaise à Obo, Centreafrique, mai 2011.

Par hasard j’en ai vu un, un LRA tout juste sorti du bush, le jour où je passais à la base UPDF à Obo, en République centrafricaine. Richard Komakech, il s’appelait, un garçon de 24 ans, enlevé à l’âge de 12 ans dans son district natal de Pader, en pays acholi. Avec trois amis, dont l’un s’était disputé avec un autre LRA au sujet d’une femme, il s’était enfui fin 2010, quelque part près du Darfour, d’un des groupes gravitant autour de Kony. Ils avaient erré durant des mois, descendant vers la frontière congolaise, et puis un jour en allant chercher de l’eau il s’était perdu et n’avait pas su retrouver ses copains; alors il est allé se rendre à la gendarmerie, qui le lendemain matin l’a amené aux UPDF, à l’heure du petit déjeuner. « Mais donnez-lui donc une assiette! », s’était exclamé le lieutenant-colonel Benedict Sserwada, qui commande ici, et, assis sous la carte d’état-major top secrète, l’ancien LRA dévorait sans un mot son poulet grillé, dardant nerveusement ses yeux étroits, à la fois incrédule et curieux. « Au début, oui, j’ai soutenu la LRA, m’explique-t-il un peu plus tard, timide, le regard fuyant, souriant quand il répond à mes questions que traduit un capitaine des renseignements ougandais. La LRA nous a convaincu qu’on rentrerait chez nous et prendrait le gouvernement et qu’on aurait des postes. Mais récemment, j’ai vu que rien de ceci ne se passait. C’est pourquoi j’ai décidé de sortir. » Ses jambes bougent incessamment, il parle d’une voix quasi-enfantine, et je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi perdu. On se dit qu’ils doivent tous l’être, presque, même peut-être quelqu’un comme Dominic Ongwen. Le lieutenant David Agaba, qui co-dirige le squad de Vincent Okema, poursuivait en août dernier un groupe d’Ongwen, près de Duru au nord-est du Congo. « Ils avaient enlevé beaucoup de gens, à Duru, à Nakale, à Mogologo. Tous les cinq kilomètres, je trouvais un cadavre. » Le lieutenant souriant mime les gestes: les bras liés dans le dos, aux coudes, le crâne défoncé à coups de bâton. Des rescapés des massacres épouvantables de la région de Makombo, en décembre 2009, racontent que lorsque les groupes de tueurs rejoignirent Ongwen, dans la brousse, celui-ci fit chanter des cantiques pour célébrer les tueries. « C’est une personne terrible, m’a déclaré l’année dernière à Kampala la politicienne acholie Betty Bigombe, qui a mené sans succès plusieurs négociations avec la LRA. "Oui", il me disait, "nous tuons seulement pour tuer. Ça humilie le gouvernement, ça suffit pour nous". » Or Vincent Okema, lui, n’hésite pas à affirmer qu’Ongwen est un innocent. « Dominic is a good person, quelqu’un de bon, de bien. S’il n’avait pas été capturé il n’aurait pas été une mauvaise personne. Le problème, c’est celui qui vous force, c’est celui qui vous capture. Dominic a été capturé quand il était jeune [à neuf ans] et on l’a forcé a faire toutes ces choses, alors les massacres qu’il a fait, s’il n’avait pas été capturé où aurait-il pu faire des massacres? » Dans cette logique, seuls ceux qui ont choisi la violence, Kony tout d’abord et ses premiers commandants, ceux qui ont voulu prendre les armes, sont coupables de toute cette horreur. « Kony n’est pas une bonne personne », insiste aussi Vincent. Mais finalement, qu’est-ce que c’est, dans cette histoire atroce, une bonne personne? Les UPDF se voient certainement comme les bons—« Je suis fier de ce que je fais, explique tranquillement, dans le bush près de Nakale, le capitaine Patrick Mukundane. Je sers mon pays. Chez moi, je dis que j’étais dans la jungle, au Congo, à me battre contre nos ennemis »—et c’est vrai qu’ils mènent leur mission, si difficile, avec un courage, une détermination et un professionnalisme que nos armées pourraient leur envier. Mais cela ne doit pas faire oublier les crimes de guerre accumulés durant presque deux décennies, lors de la féroce répression de la LRA en Acholiland, crimes que le TPI n’a pas choisi de poursuivre mais que les gens sur place n’ont pas oublié, ou bien ceux commis au Congo durant les désastreuses « guerres du Coltan » entre 1998 et 2003. C’est bien pour ça d’ailleurs que les UPDF se prêtent avec tant de complaisance au jeu de l’embed, qu’ils accueillent avec une vraie gentillesse des journalistes occidentaux parmi eux, la valeur de propagande est évidente, on ne peut dire que du bien de leurs opérations, et ça aide à faire oublier tous les dérapages, et puis aussi à fermer les yeux sur la récente et fort embarrassante quatrième réélection du président Musevini, l’ancien rebelle qui à ses débuts affirmait que la plupart des problèmes de l’Afrique venaient de tous ces big men corrompus qui s’accrochaient au pouvoir durant des décennies. C’est comme le discours, systématiquement repris par la presse occidentale, qui réduit la LRA à un groupe de fanatiques religieux et de psychopathes et sert surtout à faire oublier ce que Musevini n’a jamais voulu admettre, la répression féroce des Acholis par son armée et son long refus de leur accorder le moindre espace politique. S’il y a une vraie énigme LRA, elle ne loge pas dans des pratiques religieuses ou mystiques somme toute assez courantes dans la région, mais dans le fait qu’un soulèvement politique suscité, au départ, en 1986 et 1987, par une oppression réelle, et servant donc des objectifs justifiés aux yeux de ceux qui prennent les armes, mute aussi rapidement—dès la fin des années 1980—en pratique de la violence radicale, ne visant plus, à la fin, que son autoperpétuation, au-delà même de la survie effective du groupe, que tout invite à se dissoudre pacifiquement. Est-il possible pour une logique sociale de s’emballer sous le poids de sa propre vélocité? Jusqu’où a pu jouer la personnalité si spécifique de Joseph Kony? « Kony est un homme normal », insistent tant Vincent Okema que Richard Komakech. Mais en 2008, la paix était à portée de main, les accords étaient sur la table, acceptés par les négociateurs LRA et déjà signés par les envoyés de Kampala: or Kony ne signa pas, endossant ainsi la responsabilité du recours ougandais à l’option militaire, l’extension du conflit à trois pays, et le calvaire des populations de la région, qui dure toujours.


Vincent Okema, un transfuge du LRA, dans la savane de Pasi, dans le nord de la RDC, mai 2011.

Les UPDF nous avaient transporté dans la savane de Pasi pour nous montrer des « jardins » LRA, des terrains cultivés au milieu de nulle part. Ils les avaient trouvés quelques semaines plus tôt, après une série d’accrochages où ils avaient tué un commandant LRA, le capitaine Akema. Les champs étaient assez dispersés, avec une bonne heure et demi de marche entre eux. Les rebelles avaient récolté les patates douces un mois auparavant, mais il restait le manioc, le mil, le sorgho, le nakati, un légume, une plante nommée boo en Acholi, dont les LRA font un grand usage comme « thé de guerre » lorsqu’ils sont en cavale, et des cacahouètes encore jeunes, que les Ougandais appellent g-nuts ou ground nuts, plantées depuis à peine trois semaines. Les champs étaient visiblement le produit d’un effort terrible, on voyait encore les monticules formés par les arbres brûlés, coupés et traînés de côté avant d’être entassés, rien que le dernier devait leur avoir coûté un mois de travail, définitivement perdu maintenant car même si les UPDF ne détruisaient pas tout de suite les cultures, ce serait juste pour inciter les LRA à revenir, et à tomber dans une embuscade. L’officier qui commande le squad, ici, le capitaine Moses Tumusiime, insiste là-dessus: « Quand tu veux gagner l’ennemi, tu dois lui mettre la torture psychologique ». Vincent Okema, qui nous rejoindrait à pied deux jours plus tard, pense de même: « Si les conditions ne sont pas encore [trop mauvaises], s’ils disent: “Nous avons à manger, nous avons la bonne vie”, alors le LRA, il ne sortira pas. C’est pour ça qu’on doit leur mettre une pression dure, ils verront qu’ils n’ont nulle part où aller, pas de nourriture, pas de quoi: alors il doit venir se rendre au gouvernement ». Caché dans un sous-bois épais, juste au-dessus des jardins, se trouve une défense LRA, la plus élaborée que j’aie vu, avec des cabanes en branchages et en paille tressée, à moitié brûlées par les UPDF. « Je crois que s’ils n’avaient pas été frappés ici, avance le capitaine Moses, ils allaient établir un camp permanent, peut-être même pour Kony lui-même. » L’endroit est sombre, incroyablement désolé. Il y a beaucoup de lits, et quatre grandes huttes pour les chefs, avec des câbles de liane tendus par-dessus la toiture pour accrocher les ponchos. Des fragments d’affiches de propagande UPDF, montrant des anciens LRA souriant avec leurs familles, collent encore aux arbres. Au sol, parmi les feuilles mortes, on trouve des lambeaux de tissu coloré, qui devaient appartenir aux filles enlevées, un coussin de tête en paille tressée pour porter les colis, une tong en plastique, une bâche trouée. « La culture continuait », note Moses en nous montrant des piles de racines de manioc, prêtes à être plantées. Tout à fait au fond, sous les arbres, s’enfonce une sorte de petit chemin au sol entièrement tapissé d’écorces de cacahouètes. Il ne faut pas un grand effort pour voir les gamins enlevés alignés là dans la pénombre, accroupis en silence du matin au soir pour écorcer la récolte, esclaves de maîtres aussi désespérés qu’eux.