Les Zmagras de Labachinou

Mohamed Kacimi

Illustration by Naï Zakharia

—Dosse.

—Trice.

—Dos, dosse.

—Quat, quat-bla.

—Bla-bla.

—Doubli-bla.

—Bla-six.

—Doubli-six.

C’est l’étrange langue des dominos qu’on parle été et hiver dans les cafés de Bou Saada. C’est une ville des hauts plateaux que l’imaginaire colonial a dotée des surnoms les plus affectueux : Bou Saada, la cité du Bonheur, avec son Moulin Herrero, sa palmeraie, son hôtel Transatlantique, perdu au milieu des sables et décoré d’un immense cyprès qu’on recouvrait de guirlandes les soirs de Noël, en même temps que les grands magasins de la Rose Blanche décoraient l’intérieur de leurs vitrines d’une multitude de petites boules de coton pour nous faire croire qu’il neige le jour du 24 décembre 1969, alors qu’il fait trente degrés à l’ombre.

Bou Saada, la Porte du désert, c’est aussi les fameux Bousaadis, couteaux tranchants, aux manches en corne de chèvre ou de gazelle, c’est la danse des Ouled Naïls ; et, hélas, il fallait bien une ombre au tableau, les toiles d’Etienne Dinet, peintre kitsch d’arrière-province qui a fini par sombrer, corps et biens, dans l’Islam, léguant à la ville sa dépouille et des toiles que je considère comme une atteinte au désert et une injure à la lumière.

Bou Saada, la Perle des oasis, qui a fait rêver Maupassant et Gide, Eberhardt et Louis Bertrand, se compose d’une multitude de cafés.



*

Le grand café de la vieille ville s’appelait Café Oum Kalthoum, là on ne retrouvait que les amateurs de belote, de rami et de poker qui, de huit heures du matin jusqu’à dix heures du soir, jouent, boivent du lait fraise quand ils sont riches, ou du café quand ils sont pauvres, en écoutant le même disque d’Oum Kalthoum, Inta Oumri, Tu es ma vie. Les clients, sans jamais lever les yeux des tapis de jeux, chantent en cœur et à tue-tête les couplets de la quatrième pyramide d’Egypte, en les ponctuant de plusieurs « je coupe » et de tonitruants « dedans, dedans » avant de reprendre la chanson :

Khalini ganbak khalini

Fi houdhni albal khaliiiiiiiiiiiiiiiinni

Au creux de ton cœur, laisse-moiiiiiiiiiiiiiiii.

Au creux de ton cœur, laisse-moiiiiiiiiiiiiiiii.

Non loin de là, il y a le Café du Beauséjour où se retrouvent plutôt les anti-Oum, c’est-à-dire les fervents de Farid al Atrache, le romantique prince druzo-égyptien, qui chante les amours larmoyantes. Ici, c’est aussi le même disque, la même chanson, une heure tout de même, qui tourne depuis un temps que les gens ne savent plus compter. Peut-être qu’il tourne depuis l’année de la course des chiens. Cette énigmatique expression qui veut dire en bousaadi depuis « belle lurette », renvoie en fait aux années vingt, l’administrateur militaire de la région pour se moquer de l’ardeur guerrière de la fantasia, organisa une course de chiens dans la ville. Une horreur coloniale que les Arabes ne sont pas prêts d’oublier.

Au centre, c’est l’Hôtel Transat, avec sa vaste piscine, ses jardins luxuriants, son bar au décor mauresque et ses concerts de musique pop animés par le groupe local, les Swingers. Là, se tient chaque samedi soir le Woodstock des hippies de Bou Saada et de la région, pattes d’éléphants, chemises à fleurs, lunettes de soleil, cheveux frisés et longs, moustaches épaisses à la Ringo Star, grosses ceintures, tous chantant avec l’accent local : Oubladi, oublada, oubla di wa, lalalala.

En face des Jardins du Transat, au milieu de la place Ramlaya, il y avait le Café des nattes, rien à voir avec celui de Sidi Bousaïd. Il est situé entre le kiosque de Si Ahmed-Spirou, le libraire, surnommé ainsi car il vendait des bandes dessinées, et la boutique du seul émigré tunisien de la ville qui exerçait le seul métier autorisé aux émigrés tunisiens en Algérie : marchand de beignets. Dans ce café, pas de musique, pas de belote, pas de cheveux longs mais des nattes avec des petites tables basses en bois, autour desquelles des groupes de quatre répétaient à longueur de journée :

—Dosse, dosse, une fois, dosse deux fois, je ferme. Haut les mains.

Et lorsqu’enfants nous nous approchions des tables pour suivre les parties, les hommes nous hurlaient au visage d’étranges imprécations en gawriya, en français, nous disaient-ils :

—Allifouza.

—Fichmalaca.

—Saloberie.

—Allidigagi.

Alifata.

Là, se retrouvaient les émigrés de la ville. Ils venaient l’été, par caravanes de 404 ou de 504 familiales, chargées comme on le sait, dessus, dedans et dessous. Les tableaux de bord des véhicules étaient des vitrines où s’entassaient en vrac : frises dorées, chiens en plastique qui secouaient la tête aux dos d’âne, boussoles, thermomètres, cadres magnétiques collés à la boîte à gants ; parfois les vitres des portières arrière étaient recouvertes de lourds rideaux en velours rouge pour cacher les femmes aux passants.

Les émigrés, les zmagras comme on dit ironiquement, on les reconnaissait aussi de loin grâce au matricule 38, l’Isère. Ils avaient pour devise : « L’Isir sauve de la misir », l’Isère sauve de la misère. (La plupart des émigrés de la ville travaillaient dans cette région.) Par patriotisme, ils collaient tous à l’arrière de leur véhicule le fameux « F » noir sur blanc. Les Algériens racontaient que les immigrés y tenaient car ils croyaient tous qu’il voulait dire « Facances ».

Il faut avouer qu’on ne les aimait pas beaucoup les zmagras. Eux, non plus, ne faisaient pas d’efforts. Au lendemain de leur arrivée, au mois d’août, ils se réunissaient sur la place de Bou Saada. Ils s’attablaient à la terrasse du Café des nattes pour nous montrer tout ce qui pouvait nous faire envie, nous les bagnards de l’Algérie socialiste. À l’époque, je parle des années soixante-dix, au temps d’Ubumédienne, il fallait pour sortir du « territoire national », une autorisation spéciale qui n’était accordée en principe qu’aux personnes nécessitant des soins d’urgence en France. À ces rares touristes, la loi n’accordait pas plus de cent francs en devises pour tout leur séjour, fut-il de dix ans. Quant à l’état des étalages nationaux, je crois qu’il n’avait rien à envier à ceux de l’Albanie marxiste-léniniste.

Je me souviens d’une année où le FLN a lancé le mot d’ordre : la Révolution doit rehausser le niveau culturel des masses. Le lendemain, dans les magasins d’État, les souks el fellah, les rayonnages croulaient sous les intégrales de Tchaïkovski et de Rachmaninov, achetées aux camarades soviétiques. Et les pauvres bergers, métayers et paysans descendus des douars d’Aïn Qrab, de M’sila, d’Aïn Dis, de Dar Chioukh, après avoir cherché en vain des tomates ou des patates, rentraient chez eux avec des piles de symphonies en 33 tours, en se demandant pourquoi la Révolution leur donnait à manger des galettes de réglisse durcie.

Bien sûr, il n’y avait pas un seul tourne-disque sur le marché national, car jugé abominable séquelle du colonialisme, des nostalgiques pouvaient s’en servir pour écouter « Ya mustapha » interdite d’antenne, ou pour envenimer l’épidémie de cheveux longs qui frappait le pays, on avait traduit hippie par l’arabe classique, khanafis, « les cafards ». Les policiers de Bou Saada collaient du chewing-gum sur la tête des beatniks de bonnes familles et du goudron sur les crânes chevelus des enfants de la plèbe.

Mais revenons aux Zmagras. Une fois à la terrasse du café, ils exhibaient devant toute la ville leurs « richesses françaises », ils ouvraient de grands sacs « Darty »—ce qui veut dire qu’ils ont acheté des mixers Moulinex, la « bigeot de l’électroménager »—pour en sortir en vrac : paquets de Dunhill, rouge et or, savonnettes « Fa » à la chlorophylle, vieux numéros de Paris Match, bouteilles de Coca, briquets jetables avec la pub « Auchan », bouteilles d’eau de Cologne Saint-Michel, numéros anciens du Dauphiné avec des pages en couleurs, quel miracle à côté de notre « Pravda-illettrée » qu’était El Moudjahid, Nuts, montres à quartz au cadran noir et qui s’illuminaient quand on touchait un petit bouton, gourmettes en or et en argent aux noms de leurs innombrables maîtresses, Carole, Suzie, Dominique, Patricia, savonnettes « Lux » avec en médaillon la photo de la blonde aux épaules nues qui a fait rêver tant de générations du Hoggar jusqu’au Djuradjura, petits postes Radiola ou Philips, « la bigeot des radios », qui, nous assuraient-ils, étaient tellement sophistiqués qu’ils captaient les informations avant tous les autres postes radios.

Une fois terminée la séance du « retour au pays », les Zmagras relevaient leurs gandouras blanches laissant voir des Marcels et des shorts bleus avec le Coq Sportif, puis sortant des mouchoirs Kleenex au menthol, ils s’épongeaient le front en maugréant :

—Bitain, sibaboussible, la chalir da’s bayi di mird.

Putain, ce n’est pas possible la chaleur dans ce pays de merde.

Ils nous parlaient alors de leur pays merveilleux qu’ils appellent labachinou, là-bas chez nous :

—Labachinou, ti a la banane, ti a la camembirt, ti a la bloujean, ti a la tourni disque, ti a la chmindifir, ti a tou, souf ton bèr et ta mèr.

Là-bas, chez nous, tu as des bananes, tu as du camembert, tu as des blue jeans, tu as des tourne-disques, tu as des chemins de fer, tu as tout, sauf ton père et ta mère.

Et ceux qui étaient vraiment dans le vent poursuivaient :

—Là-bas-chi-nous, ti niques a boubri touleta, ti niques l’isbagnoule, ti niques l’italienne, ti niques la bortugaise, ti niques la hollandaise, ti niques a boubri tout, sauf ton bèr et ta mèr.

Là-bas, chez nous, tu niques à peu près tout le temps, tu niques l’Espagnole, tu niques l’Italienne, tu niques la Portugaise, tu niques la Hollandaise, tu niques à peu près tout, sauf ton père et ta mère.

La bonne humeur des Zmagras était de courte durée. Une semaine après leur retour, ils avaient tous le mal du pays. Ils émigraient alors au bar du Transat où ils chantaient leur hymne de déracinés :

Limayhebch lbastis

Goulou rak rkhis

Il faut être un connard

Pour ne pas aimer le Ricard.

Bizarrement, presque tous les Zmagras avaient le même chagrin d’amour et la même histoire d’amour. Quand on s’approche de l’un d’eux, au bar, il tire aussitôt de son portefeuille des dizaines de photos—plus tard l’histoire dira qu’elles ont été découpées dans Femmes d’aujourd’hui—puis s’arrêtant devant la plus belle, il éclate en sanglots : « C’est elle, mon frère, c’est elle. Tu vois, mon frère, cette blonde, boumba, suédoise—elles sont toutes suédoises—je l’ai connue dans un bal, c’est la fille du patron—elles sont toutes les filles du patron—elle a ‘‘attrapée un amour pour moi, je-ne-te-dis-pas’’, on baisait et on pleurait, on pleurait et on baisait tous les jours. Puis elle m’a supplié de l’épouser et de rester avec elle toute la vie, j’ai dit non, je ne vends pas mon pays. Quand j’ai pris mon billet, je te le jure, sur la tête de ma mère ; sa mère, à elle, est venue, elle pleurait : ‘‘Je t’en prie, épouse ma fille, je te fais les papiers, et je te donne les clefs de la villa et de la Mercedes.’’ Ton frère, le nif l’a pris, rien, je rentre au bled, je te jure, ma blonde, elle m’a accompagné à l’aéroport, elle pleurait. Et moi je lui ai dit : ‘‘N’ahinda frança, tahya lanegerie’’, maudite soit la France, vive l’Algérie. »

L’histoire se termine toujours de façon tragique, le Zimigi, singulier de Zmagras, commande une dernière tournée, lève son verre, lance « Vive l’Algérie », puis ressort son portefeuille, met la photo de la blonde sur le comptoir et s’effondre en larmes, gémissant :

Ya rabi, ya rabi

Oualach jayt lblad zabi

Mon Dieu, mon Dieu

Pourquoi suis-je revenu

à ce pays de zébi.

Plus les vacances passent, plus la nostalgie de Labachinou s’accroît ; à la fin du mois d’août, les relations de détérioraient entre nous. Le conflit éclatait très souvent les journées de coupure d’eau. Accompagnés de leurs enfants, les Zmagras investissaient la terrasse du café, armés de bouteilles d’Évian, et de glacières Seb, ils relevaient leurs gandouras, ajustaient bien leurs bérets sur la tête, avant de nous dévisager avec le même mépris, et levant les yeux vers le ciel, atroce, je le reconnais, le soleil y est même criminel, ils lâchaient :

—Bitain de bled, ti le crois ba, mim di lo yen a ba.

Putain de bled, tu le crois pas, même l’eau y en a pas.

—Là-bas chi nous, di lo y en a bartout, sirto dans l’isire, là-bas chi nous il blou a boubri tout leta.

Là-bas, chez nous, il y a de l’eau partout, surtout dans l’Isère, là-bas, chez nous, il pleut à peu près tout le temps.

Là, c’en était trop, passe pour les Suédoises, les bananes, les Dunhill, les bouteilles d’Évian, les Lévy’s, les Darty, les Radiola, le Coq Sportif, les savonnettes Fa et Lux, les briquets jetables ; mais la pluie, c’est trop cruel. Dans le Sud, d’ailleurs, on l’appelle rahma, bénédiction, ou ni’ma, « la grâce », au sens divin du terme. J’ai vu souvent les enfants se précipiter les jours de pluie pour manger les impacts d’eau qu’elle laisse sur le sable. C’est dire à quel point elle est rare, et désirée. Sans la pluie tout crève, la palmeraie, les troupeaux, l’oasis, et les hommes. Nous, on savait bien qu’en France il y avait tous les produits dont on rêvait, mais nous dire qu’il y pleuvait nuit et jour alors que nos parents triment jour et nuit pour qu’il pleuve chez nous une fois par an, ça, non.

À ce moment-là, on éclatait et on leur disait qu’ils avaient vraiment dépassé le seuil de la tolérance :

—Pauvres Zmagras, va, allez, si vous n’êtes pas contents ici, vous n’avez qu’à rentrer chez vous, à Labachinou.

Eux, très fiers, remettaient leurs bérets, rangeaient leurs glacières Seb, les sacs Darty, les postes Philips, les bouteilles d’Évian et les savonnettes Fa et nous lançaient de loin :

—Bande du Bicouts, va, hourouzma q’ci di goulle qa donni l’indibondance.

Bande de bicots, va, heureusement que c’est De Gaulle qui a donné l’Indépendance.

À partir de là, ils savaient qu’on n’avait plus rien à dire. Ils sortaient les billets de bateau, les mettaient en évidence sur les tables, formaient des groupes de quatre au Café des nattes, mélangeaient les dominos avant de se remettre à parler l’unique langue qui les rattachait, sans problèmes, au pays :

—Dosse.

—Dosse-bla.

—Bla-quat.

—Quat-six.

—Doubli-six.

—Six-bla.

—Bla-bla.