Cerf-Volant

Dominique Eddé

Illustration by Hong-An Tran

«Qu'est'ce qu'un roman?» avait demandé Mali à ses élèves.

C'était un jour d'octobre 1968, peu après sa première rupture avec Farid. Elle enseignait le français, cette année-là, dans une école gouvernementale à Beyrouth. On lui avait confié une classe de seconde, une soixantaine de garçons qui étaient pour la plupart en retard dans leurs études et qui, se préparant au bac arabe, ne savaient que des bribes de français. Les réponses d'abord timides avaient ensuite fusé de tous côtés. Mali les avait recopiées au fur at à mesure. Mises bout à bout, ells donnaient à peu près ceci: le roman c'est une histoire longue et large; c'est de la vie mais dans un livre; c'est comme mon oncle qui a pris ma tante en mariage sans demander la permission; le roman, si on regarde bien la vie, on peut le voir partout; c'est une histoire qui a un début et qui n'a pas de fin; c'est mille et une nuits; c'est quand l'amour est un fleuve qui rencontre un barrage; moi, j'ai un roman, demoiselle, il commence avec des Russes; le roman c'est plein de choses qui arrivent dans le même temps on ne sait pas pourquoi; un roman ça fait rire tellement il est triste; mon père, il dit que notre ministre de la Défense est un roman; si un roman commence, il n'y a plus de repos, c'est fini; l'histoire qui est passée avant-hier entre Abdo et Mohammed c'est un roman; c'est pour les Français le roman, pour nous les Arabes, c'est le poème; demoiselle, est-ce que la mort de ma sœur est un roman? tout le monde a le roman, il n'y a pas besoin de mourir; c'est seulement Allah qui écrit le roman; moi je veux écrire un roman sur Palestine pour qu'elle reste quelque part. Assis au fond de la classe, un garçon s'abstenait. Les bras croisés et les yeux tournés vers la fenêtre, il avait l'air non pas absent mais contrarié. C'était pourtant le seul à savoir le français. Mali s'adressa à lui: «Ali, je ne t'ai pas entendu, qu'est-ce qu'un roman?» Il résistait. Elle insista. «C'est une histoire racontée, finit-il par répondre, il n'y a rien d'autre à dire. — Donne-nous un exemple», répliqua-t-elle, attendant de lui un titre et un nom d'auteur, mais ce n'est pas ce qu'il avait compris. Voila ce qu'il répondit:

C'était un jour en hiver. Le soleil venait et repartait. La lumière se coupait. Les nuages grandissaient. Tout le ciel était comme une mer agitée. Abou Sami marchait derrière sa voiture d'oranges en criant «dix piastres le kilo! dix piastres le kilo!». La rue était vide, personne ne l'entandait, mais il ne faisait pas attention. Il criait «dix piastres le kilo! dix piastres le kilo!» et il rêvait à une dame qu'il amait avec passion. Les auiguilles de la montre tournaient, le jour s'en allait et les nuages devenaient de plus en plus noirs. La pluie s'est mise à descendre, la poussière a donné de la boue et le rêve d'Abou Sami a fait comme le soleil, il venait et repartait, sa lumière se coupait, il ne voyait presque plus le visage de la dame. Abou Sami n'avait plus la force de crier «dix piastres le kilo! dix piastres le kilo!», il avançait en silence derrière ses oranges. Plusieurs sont tombées. Il ne les a pas ramassées. À ce moment-là, une voiture américaine s'est arrêtée près de lui et une dame, assise à l'arrière, a ouvert sa vitre pour acheter cinq kilos d'orange. Il a mis les cinquante piastres dans sa poche et il est rentré chez lui, avec ses oranges. À la porte de sa maison, le voisin qui l'attendait a dit «j'ai une mauvaise nouvelle pour toi, Abou Sami, la danseuse est morte». La danseuse, c'était celle qui tournait dans sa tête pendant qu'il marchait. Elle s'appelait Camélia. Il l'avait vue une fois à Aïn el Mraissé, dans un cabaret qui s'appelait Chéri. Seulement une fois, mais il l'amait.

«Voilà, c'est un roman», bougonna Sami en haussant les épaules. Et comme Mali recopiait, souriante, ses dernières phrases sur un cahier, il ajouta d'un ton plus conscient et même solennel: «Une fois est suffisante pour allumer un rêve et un nuage est suffisant pour l'éteindre, mais pour celui qui raconte l'histoire, le rêve et le nuage peuvent durer mille ans. Le roman ne tourne pas comme un montre normale, ses aiguilles peuvent s'arrêter pour une heur sur une minute et pour une seconde sur vingt ans. C'est une machine qui peut manger un vie en deux pages».


Used by permission of Seagull Books. Kite will be out in stores in Sep 2012.

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